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– Ainsi, tu l’aimes, tu l’aimes encore?

– De toute mon âme. Et je crois bien que lui aussi m’aimait assez pour ne pas rompre notre mariage; mais c’était à moi de lui épargner ce grand sacrifice. On n’épouse pas une fille qui n’a pas de père, qui n’a pas de nom, qui, si elle en avait un, porterait celui d’un voleur et d’un faussaire.

– Tu te trompes, mon enfant. Jack était bien fier et bien heureux de t’épouser; et pourtant il connaissait ton histoire. C’est moi-même qui la lui avais racontée.

– Est-ce possible?

– Ah! méchante petite, si tu avais eu plus de confiance en moi, je t’aurais évité ce triple coup de poignard dont tu as frappé notre bonheur à tous trois.

– Ainsi Jack savait qui j’étais?…

– J’avais cru devoir le prévenir, il y a un an, quand il m’a parlé de son amour.

– Et il voulait bien de moi encore?…

– Enfant!… Puisqu’il t’aimait… D’ailleurs vos destinées sont tellement semblables… Il n’a pas de père, lui non plus; et sa mère n’a jamais été mariée. La seule différence entre vous, c’est que ta mère à toi était une sainte, tandis que la sienne…

Alors, de même qu’il avait raconté à Jack l’histoire de Cécile, M. Rivals raconta à Cécile l’histoire de Jack, le long martyre de ce pauvre être si affectueux et si bon, l’abandon de son enfance, l’exil de sa jeunesse; et subitement, comme si tout ce passé, à mesure qu’il se le remémorait, lui faisait mieux comprendre le présent:

– Mais j’y pense, c’est elle… Le coup vient d’elle…, s’écria le docteur. Elle en aura parlé devant Hirsch de votre mariage… Oui, oui, j’en suis sûr maintenant… C’est par cette folle que le drame, dont je t’avais si soigneusement garantie, est arrivé jusqu’à toi… C’était fatal. Un coup pareil, porté à ce pauvre garçon, ne pouvait lui venir que de sa mère.

Pendant qu’elle écoutait ces explications, Cécile était prise d’un violent désespoir en songeant qu’elle avait causé à Jack, déjà si malheureux, une peine effroyable et bien inutile. Elle aurait voulu lui demander pardon, s’humilier devant lui.

– Jack… Pauvre ami!… répétait-elle avec des sanglots.

Et, mesurant à son propre chagrin la blessure qu’elle lui avait faite:

– Oh! comme il a dû souffrir!

– Et il souffre encore, va!

– Est-ce que tu as eu de ses nouvelles, grand-père?

– Non. Mais il pourrait venir lui-même t’en donner?… répondit le grand-père en souriant.

– Peut-être ne voudra-t-il plus revenir, maintenant.

– Eh bien! allons le chercher… C’est dimanche aujourd’hui. Il n’est pas à l’atelier. Nous le trouverons et nous le ramènerons ici… Veux-tu?

– Si je veux!

Quelques heures après, M. Rivals et sa petite-fille étaient en route pour Paris.

Comme ils venaient de partir, un homme couvert de sueur, courbé sous le poids d’une large hotte, s’arrêtait devant leur maison. Il regardait la petite porte verte, la plaque de cuivre sur laquelle il épelait péniblement: «SON… NET… TE DU MÉ… DE… CIN.»

– C’est là! dit-il enfin, et il sonna en s’essuyant le front. La petite bonne arriva, mais voyant qu’elle avait affaire à un de ces dangereux forains qui courent la campagne, elle ne fit qu’entrouvrir la porte.

– Qui demandez-vous?

– Le monsieur d’ici…

– Il n’y est pas.

– Et sa demoiselle?…

– Elle n’y est pas non plus.

– Quand reviendront-ils?

– Je ne sais pas.

La porte se referma brutalement.

– Bon Dieu!… Bon Dieu!… dit le camelot d’une voix rauque… Est-ce qu’on va le laisser mourir comme ça?

Et il restait là, debout, interdit, au milieu du chemin.

X LE PARVIS NOTRE-DAME

Il y avait, ce soir-là, une grande réunion littéraire au quai des Augustins, à côté de l’Institut, chez le rédacteur en chef de la Revue des Races futures. Le ban et l’arrière-ban des Ratés se trouvaient convoqués à cette fête, donnée pour le retour de Charlotte, et que d’Argenton devait solenniser encore par la lecture de son grand poème des Ruptures, enfin terminé. D’étranges circonstances avaient marqué l’éclosion de cette œuvre magistrale. Charlotte rentrée au bercail, comment continuer à déplorer l’absence de l’ingrate, à décrire les souffrances de l’amant abandonné? Il y avait là un écueil de ridicule; et c’était vraiment dommage, jamais l’inspiration du poète ne s’étant montrée plus abondante ni plus soutenue. Après quelques jours d’hésitation, il avait pris son parti bravement.

– Ma foi, tant pis!… Je continuerai… L’œuvre d’art ne doit pas être livrée au hasard des circonstances.

Et ç’avait été un spectacle du plus haut comique, ce poète se lamentant du départ de sa maîtresse en présence de la maîtresse elle-même, qui s’entendait traiter de «méchante,» d’«infidèle,» de «chère absente,» et consignait toutes ces belles épithètes de sa propre écriture sur un cahier noué de faveurs roses. Le poème fini, d’Argenton avait voulu le lire à sa bande, moins par vanité d’artiste que par gloriole d’amant, pour apprendre à tous les Ratés que son esclave était revenue et qu’il la tenait bien, cette fois. Jamais le petit appartement du quatrième n’avait encore vu une soirée si somptueuse, un luxe pareil de fleurs, de tentures, de rafraîchissements; jusqu’à la toilette de la chère absente, toute blanche, semée de violettes pâles, qui se trouvait bien en harmonie avec le rôle muet qu’elle allait jouer pendant la lecture. On ne se serait pas douté, en entrant là, que des embarras d’argent rôdaient sur toutes ces splendeurs, comme d’invisibles toiles d’araignées tendues sur des ailes de papillons. Rien de plus vrai pourtant. La Revue en était à ses derniers jours, diminuait de format à chaque numéro, et ne paraissait plus qu’à de lointains intervalles, de plus en plus intermittents. D’Argenton, après y avoir englouti la moitié de son héritage, songeait à la vendre. C’est même cette situation lamentable, jointe à quelques «crises» habilement ménagées, qui avaient pour toujours rendu à son «artiste» cette folle de Charlotte. Il n’avait eu qu’à se poser devant elle comme le grand homme vaincu, exténué, abandonné de tous, doutant d’une étoile incertaine, autrefois entrevue, pour qu’elle lui fît des serments solennels:

– Maintenant je suis à toi… À toi pour toujours.

Au fond, ce d’Argenton n’était qu’un sot et un poseur; mais on peut dire qu’il jouait de cette femme supérieurement et qu’il savait tirer de l’instrument banal des effets miraculeux. Si vous saviez de quels regards elle le couvait à cette soirée, comme elle le trouvait séduisant, maladif, génial, aussi beau que douze ans auparavant, quand il lui était apparu sous les globes opalisés du salon Moronval, encore plus beau peut-être, car le milieu était différent, plus confortable, plus riche, et l’auréole de son poète augmentée de nombreux rayons! Du reste le même entourage, le même personnel immuable. Voici Labassindre en velours vert-bouteille avec les bottes montantes de Faust, et le docteur Hirsch étoilé de taches chimiques, et Moronval en habit noir, blanc aux coutures, en cravate blanche, très noire aux plis, puis les «petits pays chauds,» l’éternel Égyptien à la peau tendue, le Japonais couleur safran, et le neveu de Berzelius, et l’homme qui a lu Proudhon. Voici tout le défilé grotesque, hâve, maigre, famélique, mais toujours plein d’illusions, avec des mains fiévreuses et de pauvres yeux sans cils, brûlés à contempler les astres. On dirait une troupe de pèlerins d’Orient en marche vers quelque Mecque inconnue dont la lampe d’or fuit tout le temps derrière l’horizon. Depuis douze ans que nous les connaissons, ces malheureux Ratés, quelques-uns sont tombés en route; mais du pavé de Paris il s’est levé d’autres fanatiques pour remplacer les morts et resserrer les rangs. Rien ne les décourage, ni les déceptions, ni les maladies, ni le froid, ni la chaleur, ni la famine. Ils vont, ils se hâtent. Ils n’arriveront jamais. Au milieu d’eux, d’Argenton mieux nourri, bien vêtu, ressemblait à un riche hadji cheminant parmi les pouilleux, avec son harem, ses pipes, ses richesses. Et ce qui ajoutait à son rayonnement, ce soir-là, c’était sa vanité satisfaite, la conscience sereine du triomphe.

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