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– Mais non, monsieur Rivals.

– Ah!… Je croyais pourtant que quand on était amoureux d’une brave enfant qui n’a plus pour parent qu’un vieux bonhomme de grand-père, c’était à lui qu’on devait la demander.

Jack, sans répondre, cacha sa figure dans ses mains.

– Pourquoi pleures-tu, Jack? Tu vois bien que tes affaires ne vont déjà pas si mal, puisque c’est moi le premier qui t’en parle.

– Oh! monsieur Rivals, est-ce possible? Un misérable ouvrier comme moi!

– Travaille à ne plus l’être… On peut sortir de là. Je te dirai comment, si tu veux.

– Mais ce n’est pas tout… ce n’est pas tout. Vous ne savez pas le plus terrible. Je suis… je suis…

– Oui, je sais, tu es bâtard, dit le docteur, très calme… Eh bien! elle aussi… bâtarde, et quelque chose encore de plus triste que cela… Approche-toi, mon enfant, et écoute.

III LE MALHEUR DES RIVALS

Ils étaient dans le cabinet du docteur. Par la fenêtre ouverte, on découvrait un beau paysage d’automne, des routes de campagne bordées d’arbres défeuillés, et, au delà, vieux et fermé depuis quinze ans, l’ancien cimetière du pays, ses ifs en déroute dans l’herbe haute, ses croix penchées par ces soulèvements de la terre de sépulture, plus tourmentée et plus active que l’autre. – Tu n’es jamais entré là-bas? dit M. Rivals, montrant de loin à Jack le vieux cimetière… Tu y aurais vu au milieu des ronces une grande pierre blanche, sur laquelle est écrit un seul mot: MADELEINE. C’est ma fille, c’est la mère de Cécile, qui est enterrée là. Elle a voulu être mise à part de nous tous, et qu’on n’écrivît que son prénom sur sa tombe, prétendant qu’elle n’était pas digne de porter le nom de son père et de sa mère… Chère enfant! Elle, si honnête et si fière!… Et rien n’a pu la faire revenir sur son immuable décision. Tu penses quel chagrin pour nous de nous dire qu’après l’avoir perdue si jeune, à vingt ans, nous devions la laisser dormir solitaire! Mais il faut bien que la volonté des morts s’accomplisse. C’est par là qu’ils survivent, qu’ils comptent au milieu de nous. Voilà pourquoi notre fille est restée seule, selon son désir. Elle n’avait pourtant rien fait pour mériter cet exil dans la mort, et si quelqu’un devait être puni, c’était bien plutôt moi, espèce de vieux fou, dont l’éternelle et inconcevable étourderie a causé notre malheur.

Un jour, il y a dix-huit ans de cela, et justement en ce mois de novembre où nous sommes, on vint me chercher pour un accident arrivé dans une de ces grandes chasses comme la forêt de Sénart en voit trois ou quatre chaque année. Pendant l’encombrement de la battue, un des chasseurs avait reçu dans la jambe toute la décharge d’un Lefaucheux. Je trouvai le blessé sur le grand lit des Archambauld où on l’avait transporté, un beau garçon, d’une trentaine d’années, robuste et blond, la tête un peu ramassée, les sourcils fournis sur des yeux très clairs, ces yeux des pays du Nord, qui semblent s’aviver à la blancheur des glaces. Il supporta admirablement l’extraction que je dus faire de tous les plombs grain par grain, et, l’opération finie, me remercia en très bon français, sur un accent étranger, chantant et doux. Comme on ne pouvait le transporter sans danger, je continuai à le soigner chez le garde. J’appris qu’il était Russe et de grande famille; «le comte Nadine,» ainsi l’avaient appelé ses compagnons de chasse.

Quoique la blessure fût dangereuse, Nadine se trouva vite hors d’affaire, grâce à sa jeunesse, à sa vigueur, grâce aussi aux soins de la mère Archambauld; mais il ne pouvait toujours pas beaucoup marcher, et comme je pensais qu’il devait souffrir de son isolement, que c’était bien dur pour un jeune homme habitué au luxe et à la haute vie, cette convalescence en hiver au milieu de la forêt, avec des branches et des feuilles pour horizon, et pour toute compagnie la pipe silencieuse d’Archambauld, je vins souvent le chercher dans ma voiture en rentrant de mes courses. Il dînait avec nous. Quelquefois même, quand le temps était trop mauvais, il couchait à la maison.

Je dois en faire l’aveu, je l’adorais, ce bandit. J’ignore où il avait pris tout ce qu’il savait, mais il savait tout. Il avait navigué, servi, fait le tour du monde, connaissait la guerre et la marine. À ma femme, il donnait des recettes pharmaceutiques de son pays; à ma fille, il apprenait des chansons de l’Ukraine. Nous étions positivement sous le charme, moi surtout, et quand le soir je rentrais, cinglé par le vent et la pluie, cahoté dans le cabriolet, je pensais avec joie que j’allais le trouver au coin de mon feu, je l’associais dans mon esprit à ce groupe lumineux qui m’attendait dans la nuit noire au bout du chemin. Ma femme résistait bien un peu à l’entraînement général, mais comme c’était une habitude de son caractère, cette méfiance qu’elle avait adoptée pour faire contre-poids à mon laisser-aller, je n’y prenais pas garde.

Cependant notre malade commençait à se porter de mieux en mieux; il aurait même été très bien en état de finir son hiver à Paris, mais il ne partait pas. Le pays semblait lui convenir, le retenir. Par quels liens? Je ne songeais pas à me le demander.

Voici qu’un jour ma femme me dit:

– Écoute, Rivals! il faut que M. Nadine s’explique, ou qu’il ne vienne plus si souvent à la maison; on commence à causer autour de nous par rapport à Madeleine.

– Madeleine!… Allons donc, quelle idée!

J’avais la naïve conviction que c’était pour moi que le comte restait à Étiolles, pour la partie de jacquet que nous faisions tous les soirs, pour nos longues causeries maritimes autour des grogs. Imbécile! je n’aurais eu qu’à regarder ma fille sitôt qu’il entrait; je n’aurais eu qu’à la voir changer de couleur, s’appliquer à sa broderie, rester muette quand il était là, se pencher à la fenêtre pour guetter son arrivée. Mais il n’y a pas de pires yeux que ceux qui ne veulent pas voir, et moi je tenais à être aveugle. Il fallut bien pourtant se rendre à l’évidence, Madeleine ayant avoué à sa mère qu’ils s’aimaient. J’allai immédiatement trouver le comte, bien résolu à le faire s’expliquer.

Il s’expliqua en effet, et sur un ton de rondeur, de franchise, qui m’alla au cœur. Il aimait ma fille et me la demandait, sans me cacher tous les obstacles que sa famille, entêtée de noblesse, opposerait à nos projets. Il ajoutait qu’il était en âge de se passer d’un consentement, et que d’ailleurs son avoir personnel joint à ce que je donnerais à Madeleine suffirait largement aux dépenses d’un ménage. Une grande disproportion de fortune m’aurait effrayé, ce qu’il me disait de la modicité de ses ressources me séduisit tout de suite. Et puis cet air de grand seigneur bon enfant, cette facilité à arranger les affaires, à tout décider, à tout signer les yeux fermés… Bref, il était installé à la maison comme notre futur gendre que nous nous demandions encore par quelle porte il était entré. Je sentais bien qu’il y avait là quelque chose d’un peu vif, d’un peu irrégulier; mais le bonheur de ma fille m’étourdissait, et quand la mère me disait: «Il faut prendre des renseignements, nous ne pouvons pas donner notre enfant au hasard,» je me moquais d’elle et de ses perpétuels tremblements. J’étais si sûr de mon homme! Un jour, pourtant, je parlai de lui à M. de Viéville, un des principaux actionnaires de la chasse en forêt:

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