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Et l’on trottait, l’on trottait. Étiolles, Soisy, défilaient de chaque côté de la route avec ces hasards de point de vue qui sont les bonheurs du voyage. Le pont de Corbeil traversé, à quelques kilomètres de la petite ville, en suivant le bord de l’eau, on entra en pleine vendange.

Sur les coteaux descendant à la Seine, une nuée de travailleurs s’était abattue, cueillant, défeuillant avec ce bruit de grêle que font les vers à soie dans leurs branches de mûriers. Jack et Cécile saisirent chacun un panier d’osier et à l’aventure coururent au travail. Oh! le joli endroit, le rustique paysage entrevu parmi les ceps, la Seine étroite, tournante, pittoresque, pleine d’îlots toujours verts, quelque chose comme une miniature du Rhin près de Bâle, la chute d’un barrage non loin de là, avec son bruit d’eau, ses tourbillons d’écume, et, sur tout cela, le soleil qui montait dans une brume dorée à côté d’un mince croissant blanc mettant dans cette belle journée, la menace des nuits plus longues et des feux de bonne heure allumés.

En effet, ce jour si beau fut bien court, du moins Jack le trouva bien court. Il ne quitta pas Cécile d’une minute, eut tout le temps devant les yeux son chapeau de paille à bords étroits, sa jupe de percale fleurie, et son panier qu’il emplissait des plus belles grappes soigneusement cueillies, entourées de cette buée fraîche, fragile comme la poussière des papillons, qui fait le grain transparent à la façon d’un verre dépoli. Ils regardaient ensemble cette fleur du fruit; et quand Jack relevait les yeux, il admirait sur les joues de son amie, au coin de ses tempes, de ses lèvres, un duvet pareil, une poudre aussi fine, une illusion de tous les traits, ce que l’aube, la jeunesse, la solitude, laissent aux grappes qui tiennent à l’arbre et aux cœurs qui n’ont pas encore aimé. Les cheveux de la jeune fille, légers et soulevés par l’air, ajoutaient à cette apparence vaporeuse. Jamais il ne lui avait vu une physionomie aussi épanouie. L’exercice, l’excitation de son joli travail, la gaieté communiquée dans toute la vigne par les appels, les chants, les rires des vendangeurs avaient transformé la tranquille ménagère de M. Rivals: elle redevenait l’enfant qu’elle était, courait sur les pentes, portait son panier sur l’épaule, son bras relevé, son visage si pur attentif à l’équilibre du fardeau, avec cette démarche rythmée que Jack se souvenait d’avoir vue aux femmes bretonnes transportant l’eau sur leur tête à pleines cruches et voulant concilier la hâte de leur allure et la retenue nécessaire à la charge qu’elles soutiennent.

Il vint un moment pourtant dans la journée où la fatigue fit asseoir les deux enfants au bord d’un petit bois fleuri de bruyères roses, tout crépitant de feuilles sèches…

Et alors?

Eh bien, non, ils ne se dirent rien. Leur amour n’était pas de ceux qui s’avouent et se formulent aussi vite. Ils laissèrent le soir descendre mystérieusement sur le plus beau rêve qu’ils eussent fait de leur vie, enivrant, rapide, parfumé de nature, et auquel un prompt crépuscule d’automne vint donner tout à coup un charme d’intimité en allumant, de place en place sur l’horizon, des fenêtres ou des seuils invisibles qui faisaient penser à des retours dans des logis pleins d’êtres aimés. Comme le vent fraîchissait, Cécile voulut absolument mettre au cou de Jack un capuchon de laine qu’elle avait emporté. La douceur du tissu, sa tiédeur, sa senteur de parure soignée… ce fut comme une caresse qui fit pâlir l’amoureux.

– Qu’avez-vous Jack?… Vous souffrez?

– Oh! non, Cécile!… Jamais je n’ai été si bien!…

Elle lui avait pris la main; mais quand elle voulut retirer la sienne, il la retint à son tour, et ils restèrent là un moment, silencieux, les doigts enlacés.

Ce fut tout.

Quand ils descendirent à la ferme, le docteur venait d’arriver. On entendait en bas dans la cour sa bonne voix franche et le roulement de la voiture qu’on dételait. La fraîcheur des soirées d’automne a une poésie que Cécile et Jack savourèrent en entrant dans la salle basse où flambait le feu du souper. La nappe grossière, les assiettes à fleurs, le fumet vigoureux d’un repas de paysans, tout contribuait à la rusticité de la fête, terminée au dessert par un écroulement de raisins sur la table, des allées et venues de la salle à la cave et une dégustation générale des crus anciens et nouveaux. Jack, tout occupé de Cécile, qu’on lui avait donnée pour voisine, témoignait un profond dédain pour les bouteilles poussiéreuses arrivant du cellier. Le docteur, au contraire, appréciait fort cette bonne habitude des repas de vendanges; il l’appréciait même tellement que sa petite-fille se leva sans bruit, fit atteler, s’enveloppa de son manteau, et que le brave père Rivals, en la voyant toute prête, sortit de table, monta en voiture, prit les guides de sa bête, laissant son verre à moitié plein sur la table, au grand scandale des convives.

Ils s’en revinrent tous trois, comme autrefois, par la solitude de la campagne, un peu plus serrés seulement dans le cabriolet qui n’avait pas grandi, lui, et qui faisait maintenant sur les chemins une petite sonnerie de ressorts usés jusqu’à l’âme. Ce bruit n’ôtait rien du reste au charme de la course que les étoiles, si nombreuses en automne, suivaient de haut comme une pluie d’or suspendue dans l’air vif. On longeait des murs de parcs débordant de branches frôleuses, terminés le plus souvent par quelque petit pavillon mystérieux, toutes persiennes closes, comme s’il eût enfermé le passé dans son ombre; de l’autre côté on avait la Seine, où les maisons d’éclusiers étaient seules éclairées et où glissaient avec lenteur, confiés au courant, de longs trains de bois, des chalands, dont les feux allumés à l’avant et à l’arrière brûlaient silencieusement reflétés par le flot.

– Tu n’a pas froid, Jack?… disait le docteur.

Comment aurait-il eu froid? Le grand châle de Cécile le touchait de ses franges, et puis il y avait tant de soleil dans ses souvenirs…

Hélas! pourquoi faut-il un lendemain à ces journées merveilleuses? Pourquoi faut-il que la vie vous reprenne au rêve? Jack savait maintenant qu’il aimait Cécile, mais il sentait encore que son amour le destinait à toutes les souffrances. Elle était trop haut pour lui, et quoiqu’il eût bien changé en vivant à ses côtés, quoiqu’il eût dépouillé un peu de sa rude écorce, il se sentait indigne de la jolie fée qui l’avait transformé. L’idée seule que la jeune fille avait pu deviner sa passion le gênait auprès d’elle. D’ailleurs la santé lui revenait, et il commençait à se sentir honteux de ses longues heures d’inaction dans la «pharmacie.» Cécile était si vaillante, si travailleuse! Que penserait-elle de lui, s’il continuait à rester là? Coûte que coûte, il fallait partir.

Un matin, il entra chez M. Rivals pour le remercier et lui faire part de sa résolution:

– Tu as raison, lui dit le bonhomme; te voilà fort, bien portant, il faut travailler… Avec le livret que tu as, tu auras vite trouvé de l’ouvrage.

Il y eut un moment de silence. Jack se sentait très ému, et aussi un peu gêné par la singulière attention avec laquelle M. Rivals le regardait.

– Tu n’as pas quelque chose à me dire?… lui demanda le docteur tout à coup.

Jack rougissant, décontenancé, répondit:

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