Ici, Jack s’arrêta.
Cet aveu qu’il allait faire, que les Jésuites n’avaient pas voulu le recevoir, blessait son amour-propre; malgré la naïveté, l’ignorance de son âge, il sentait qu’il y avait là quelque chose d’humiliant pour sa mère et pour lui. Et puis, ce récit, qu’il avait entrepris étourdiment, le ramenait à la seule préoccupation sérieuse qu’il eût jamais eue dans la vie… Pourquoi n’avait-on pas voulu de lui? Pourquoi les pleurs de sa mère, et le «pauvre enfant» si pitoyable du supérieur?
– Dis-donc, moucié, fit le nègre subitement… qu’est-ce que c’est ça, une cocotte?
– Une cocotte? répondit Jack un peu étonné… je ne sais pas, moi… C’est une poule, une cocotte.
– C’est que li Père au bâton dire à madame Moronval, ta maman à toi être une cocotte.
– En voilà une drôle d’idée… Maman une cocotte… Vous avez mal entendu… Maman une cocotte!
À cette pensée que sa mère était une poule avec des plumes, des ailes, des pattes, Jack se mit à rire de toutes ses forces, et Mâdou l’imita à son tour sans savoir pourquoi.
Cette gaieté dissipa bien vite l’impression sinistre des histoires de tout à l’heure, et les deux pauvres petits abandonnés, après s’être fait confidence l’un à l’autre de leur misère, s’endormirent de bon cœur, la bouche entr’ouverte, encore pleine de rires, que la respiration régulière du sommeil chassa bientôt en mille petites notes joyeusement confuses.
IV UNE SÉANCE LITTÉRAIRE AU GYMNASE MORONVAL
Les enfants sont comme les hommes, l’expérience d’autrui ne leur sert pas.
Jack avait été terrifié par l’histoire de Mâdou-Ghézô, mais elle lui resta dans le souvenir amoindrie, décolorée, ainsi qu’une épouvantable tempête, une bataille sanglante regardées dans un diorama.
Les premiers mois de son séjour au gymnase furent si heureux, tout le monde se montra si empressé, si affectueux autour de lui, qu’il oublia que les malheurs de Mâdou avaient eu ce brillant début.
Aux repas, il occupait la première place près de Moronval, buvait du vin, avait part au dessert, tandis que les autres enfants, sitôt que les fruits et les gâteaux apparaissaient, se levaient de table brusquement, comme indignés, et devaient se contenter d’une sorte de boisson bizarre, jaunâtre, composée expressément pour eux par le docteur Hirsch et qu’on appelait de «l’églantine.»
Cet illustre savant, dont les finances, à en juger par son aspect, se trouvaient dans un état déplorable, était le commensal habituel de la pension Moronval. Il égayait les repas par toutes sortes de saillies scientifiques, des récits d’opérations chirurgicales, des descriptions de maladies extraordinairement purulentes, qu’il avait rencontrées dans ses nombreuses lectures et qu’il racontait avec une verve endiablée. En outre, il tenait les convives au courant de la mortalité publique, de la maladie régnante; et s’il se rencontrait quelque part, sur un point éloigné du globe, un cas de peste noire, ou de lèpre, ou d’éléphantiasis, il le savait avant tous les journaux, le constatait avec une satisfaction menaçante et des hochements de tête qui signifiaient: «Gare tout à l’heure, si cela arrive jusqu’à nous!»
Très aimable, du reste, et n’ayant, comme voisin de table, que deux inconvénients: d’abord sa maladresse de myope, puis la manie de verser à tout propos dans votre assiette ou votre verre soit une goutte, soit une pincée de quelque chose, poudre ou liquide, contenu dans une boîte microscopique ou dans un petit flacon bleu très suspect. Ce contenu variait souvent, car il ne se passait pas de semaine que le docteur ne fît une découverte scientifique; mais en général, le bicarbonate, l’alcali, l’arsenic (à doses infinitésimales heureusement) faisaient la base de cette médication par les aliments.
Jack subissait ces soins préventifs, et n’osait pas dire qu’il trouvait à l’alcali un fort mauvais goût. De temps en temps, les autres professeurs étaient aussi invités. Tout ce monde buvait à la santé du petit de Barancy, et il fallait voir l’enthousiasme qu’excitaient sa grâce et sa gentillesse; il fallait voir le chanteur Labassindre, à la moindre saillie du nouveau, se renverser sur sa chaise, secoué par un gros rire, essuyer ses yeux d’un coin de serviette, taper à grands coups sur la table.
D’Argenton, le beau d’Argenton lui-même se déridait. Un sourire blême déplaçait sa grosse moustache; son œil bleu, froid et nacré, se tournait vers l’enfant avec une hautaine approbation.
Jack était ravi.
Il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre les haussements d’épaules, les clignements d’yeux que lui envoyait Mâdou circulant derrière les convives dans l’humilité de ses fonctions infimes, une serviette sur le bras et toujours à la main quelque assiette qu’il faisait reluire.
C’est que Mâdou savait la valeur de ces louanges exagérées et l’inanité des grandeurs humaines!
Lui aussi s’était assis à la place d’honneur, avait goûté au vin du maître, saupoudré par le petit flacon du docteur. Et cette tunique galonnée d’argent, dont Jack se montrait si fier, n’était trop grande pour lui que parce qu’elle avait été taillée pour Mâdou.
L’exemple de cette chute illustre aurait dû mettre le petit de Barancy en garde contre l’orgueil, car ses commencements furent absolument semblables à ceux du petit roi.
Des récréations permanentes auxquelles tout le gymnase prenait part pour son bon plaisir, des flatteries insensées, et seulement, de temps en temps, quelques leçons de madame Moronval pour l’application du fameux système. Encore ces leçons n’avaient-elles rien de bien pénible, la petite naine était une excellente femme, dont le seul défaut était une exagération constante dans la façon de prononcer les mots les plus simples. Elle disait: «l’estomack,» les «ouagons,» «je suis allée en ouagon… Nous nous rencontrâmes en ouagon.» On ne savait plus de quoi elle parlait.
Quant à Moronval, il avouait se sentir un grand faible pour son nouvel élève. Le drôle avait pris ses renseignements. Il connaissait l’hôtel du boulevard Haussmann et toutes les ressources qu’on pouvait tirer de «bon ami.»
Aussi, quand madame de Barancy venait voir Jack, ce qui arrivait souvent, elle trouvait un accueil empressé, un auditoire attentif à toutes les histoires folles et vaniteuses qu’elle se plaisait à débiter. Au début, madame Moronval née Decostère avait voulu garder une certaine dignité vis-à-vis d’une personne aussi légère, mais le mulâtre y avait mis bon ordre, et, avec une foule de nuances, elle associait, sans trop les faire crier ensemble, ses scrupules d’honnête femme et de commerçante intéressée.
«Jack,… Jack… voilà ta mère!» criait-on aussitôt que, le portail ouvert, Ida en grande toilette s’avançait vers le parloir, des petits paquets de gâteaux et de bonbons à la main, dans son manchon. C’était fête pour tout le monde. On goûtait en compagnie. Jack faisait aux «petits pays chauds» une distribution générale, et madame de Barancy elle-même dégantait une de ses mains, celle qui avait le plus de bagues, pour prendre sa part des friandises.