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X CÉCILE

Où donc allez-vous de si bonne heure?… demanda le docteur Hirsch, qui descendait paresseusement de sa chambre, à Charlotte déjà en grande toilette, un livre de messe à la main et suivie de Jack, auquel elle avait remis le costume favori de lord Peambock, rallongé pour la circonstance, mais encore trop court.

– Nous allons à la messe, mon cher. C’est aujourd’hui que j’offre le pain bénit. D’Argenton ne vous l’a donc pas dit?… Vite! dépêchez-vous… Il faut que tout le monde soit à l’église ce matin.

C’était le quinze août, jour de l’Assomption. Très flattée de l’honneur qu’on lui faisait, madame d’Argenton partit, le dernier coup sonnant, et prit place avec l’enfant dans le banc réservé tout près du chœur. L’église était en fête, illuminée, pleine de soleil, parée de fleurs. Les enfants de chœur, les chantres, avaient des surplis blancs frais repassés; et devant le lutrin, sur une table rustique, les couronnes du pain bénit s’élevaient en colonnes dorées, offertes à l’admiration des habitants. Pour compléter le tableau, tous les gardes de la forêt en grand costume vert, le couteau de chasse au côté, la carabine au pied, étaient venus se joindre au Te Deum de la fête officielle; ce qui faisait bien l’affaire des braconniers et des voleurs de bois.

Certes, Ida de Barancy eût été bien étonnée, un an auparavant, si quelqu’un lui avait dit qu’elle s’assiérait un jour dans le chœur d’une église de village, sous le nom de vicomtesse d’Argenton, et qu’en tenue respectable, les yeux baissés sur son livre, elle aurait l’apparence, la considération, le prestige, d’une femme mariée.

Ce rôle, nouveau pour elle, l’amusait. Elle surveillait Jack, tournait religieusement les pages de son office, et s’affaissait avec des «frou-frou» de jupe tout à fait édifiants.

À l’offrande, le suisse, armé de sa hallebarde, vint prendre le petit Jack, et se pencha à l’oreille de la mère pour lui demander quelle petite fille il fallait choisir pour tenir la bourse de la quête. Charlotte hésita un moment. Elle ne connaissait à peu près personne dans cette assemblée endimanchée, où les chapeaux à fleurs, les crinolines parisiennes avaient remplacé les coiffes et les sarreaux de la semaine. Alors le suisse lui indiqua la petite fille du docteur Rivals, une jolie enfant assise de l’autre côté du chœur, à côté d’une vieille dame en noir.

Les deux enfants se mirent en marche derrière la majestueuse hallebarde qui rythmait leurs petits pas, Cécile avec une bourse de velours trop large pour ses doigts, et Jack tenant un grand cierge orné de satin, de fleurs fausses, de cannetilles blanches. Ils étaient aussi charmants l’un que l’autre, lui dans son costume anglais qui le grandissait encore, elle toute simple, ses cheveux nattés et tombants encadrant sa figure d’une pâleur mate, éclairée de deux yeux gris, d’un gris de perle fine. Une bonne odeur de pain bénit, mêlée au parfum de l’encens, flottait dans l’église autour d’eux comme l’haleine même du dimanche et de la fête religieuse. Cécile quêtait gentiment, essayait de sourire. Jack était grave; cette petite main qui tremblait dans la sienne, sous son gant blanc de filoselle, lui causait l’impression attendrissante d’un oiseau qu’il aurait déniché dans la forêt, tiède de la plume du nid et doux comme elle. Sentait-il donc déjà que cette petite main serait son amie et que, plus tard, tout ce qu’il aurait de bon dans sa vie, lui viendrait de là?…

Ils allaient, venaient, entre les bancs.

– Ça fait une jolie paire, disait la femme du garde en les voyant passer, et plus bas, tout bas, de façon à ne pas être entendue, elle ajoutait: «Pauvre mignonne! Elle sera encore plus jolie que sa mère… Pourvu qu’il ne lui en arrive pas autant!»

La quête finie, Jack, revenu à sa place, croyait sentir encore le charme communicatif de la petite main si légèrement tenue; mais son bonheur ne devait pas finir là. À la sortie, dans l’encombrement de la petite place où les casques des pompiers, les fusils des forestiers, brillaient au soleil parmi le bariolage des toilettes, madame Rivals s’approcha de d’Argenton et demanda la permission d’emmener Jack déjeuner chez elle et de le garder tout l’après-midi pour jouer avec sa quêteuse. Charlotte rougit de plaisir, renoua la cravate de l’enfant, fit bouffer ses beaux cheveux, l’embrassa:

– Sois gentil!…

Et les deux petits, comme dans la marche solennelle de la quête, s’en allèrent ensemble devant la grand’maman, qui avait peine à les suivre.

À partir de ce jour-là, quand Jack n’était plus à la maison et qu’on demandait: «Où est-il?» on ne répondait plus: «Il est en forêt;» mais on pouvait dire à coup sûr: «Il est chez les Rivals.»

Le médecin habitait tout au bout du pays, du côté opposé aux Aulnettes, une maison à un étage assez semblable à celle des paysans, et qu’une plaque de cuivre, un bouton posé près de la porte avec ces mots: «sonnette de nuit» distinguaient seuls de ses voisines. Elle paraissait ancienne, avait des murs noircis, des volets pleins; mais quelques ornements modernes inachevés indiquaient qu’on avait eu jadis des velléités de la rajeunir, et qu’une catastrophe subite était venue l’interrompre au milieu de sa toilette de vieille maison qui se restaurait. Ainsi, au-dessus de la porte d’entrée, une marquise en zinc attendait qu’on lui posât une toiture de verre, et mettait sur la tête des gens qui sonnaient le couronnement de sa bordure vide. De même, à droite de la petite cour plantée d’arbres, on avait commencé à construire un pavillon arrêté net au-dessus du rez-de-chaussée, où les fenêtres et la porte formaient des trous carrés.

Le «malheur» de ces pauvres gens leur était arrivé juste au moment de leurs réparations, et par une superstition que comprendront tous ceux qui aiment, les travaux avaient été interrompus, abandonnés.

Il y avait huit ans de cela. Depuis huit ans, les choses étaient restées en l’état; et bien que dans le pays tout le monde y fut habitué, cet inachevé donnait à l’habitation entière la physionomie découragée de quelqu’un à qui rien n’est plus et qui se dit à propos de tout: «À quoi bon?» Le jardin, qui tendait derrière la maison, au fond du corridor peint à la chaux, un store de verdure flottante, se trouvait, lui aussi, dans un état complet d’abandon. L’herbe montait dans les allées, et de larges feuilles parasites couvraient le bassin dont le jet d’eau ne marchait plus.

L’aspect des êtres ressemblait à celui des choses. Depuis madame Rivals qui, au bout de huit ans portait encore le deuil de sa fille sans l’éclaircir d’un bonnet blanc, jusqu’à la petite Cécile qui avait sur son visage d’enfant une expression de gravité, de mélancolie, surprenantes pour son âge, jusqu’à la vieille servante qui était chez ces braves gens depuis une trentaine d’années et supportait une partie du poids de leur malheur, tout le monde vivait avec la même oppression, le même regret enfoui dans le silence.

Seul, le docteur échappait à l’influence générale. Ses courses continuelles au grand air, les distractions de la route, peut-être aussi la philosophie de l’être qui voit souvent mourir, avaient complété les dispositions naturelles d’un tempérament tout en dehors, très mobile et disposé à la gaieté.

Tandis que pour madame Rivals la présence continuelle de la petite Cécile, ce qu’elle retrouvait de la mère dans les traits déjà dessinés de l’enfant, était un renouvellement perpétuel de son deuil, le docteur, au contraire, reprenait sa bonne humeur à mesure que la petite, en grandissant, lui rendait peu à peu la fille qu’il avait perdue. Quand il avait couru tout le jour, qu’il se trouvait après dîner, sa femme étant occupée à quelque soin du ménage, tout seul avec l’enfant, il lui venait des bouffées de gaieté, de jeunesse, des chansons de bord entonnées à pleine voix, et qui s’arrêtaient net devant le reproche silencieux que lui jetait madame Rivals en rentrant, devant ce regard qui semblait dire: «Rappelle-toi!» comme s’il y avait eu un peu de sa faute, à lui, dans le grand malheur dont ils étaient frappés.

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