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Depuis une heure, madame Moronval avait eu la charité d’envoyer coucher Jack et deux ou trois «pays chauds, "» plus petits que les autres. Ceux qui restaient debout bâillaient, écarquillaient les yeux, hypnotisés par ce qu’ils venaient de voir et d’entendre.

On se sépara.

Les lanternes de papier, déchiquetées par le vent, se balançaient encore à la porte du jardin. Le passage était sinistre, toutes ses maisons endormies, n’ayant pas même la promenade d’un sergent de ville pour animer son pavé boueux. Mais parmi ces groupes tapageurs qui s’en allaient fredonnant, déclamant, discutant encore, personne ne prenait garde au froid sinistre de la nuit ni au brouillard humide qui tombait.

À l’entrée de l’avenue on s’aperçut que l’heure des omnibus était passée. Tous ces pauvres diables en prirent bravement leur parti. La chimère aux écailles d’or éclairait et abrégeait leur route, l’illusion leur tenait chaud, et, répandus dans Paris désert, ils retournaient courageusement aux misères obscures de la vie.

L’art est un si grand magicien! Il crée un soleil qui luit pour tous comme l’autre; et ceux qui s’en approchent, même les pauvres, même les laids, même les grotesques, emportent un peu de sa chaleur et de son rayonnement. Ce feu du ciel imprudemment ravi, que les Ratés gardent au fond de leurs prunelles, les rend quelquefois redoutables, le plus souvent ridicules; mais leur existence en reçoit une sérénité grandiose, un mépris du mal, une grâce à souffrir que les autres misères ne connaissent pas.

V LES SUITES DUNE LECTURE AU GYMNASE MORONVAL

Le lendemain, les Moronval recevaient de madame de Barancy une invitation pour le lundi suivant. Au bas de la lettre était joint un petit post-scriptum exprimant le plaisir que l’on aurait à recevoir avec eux M. d’Argenton.

– Je n’irai pas… dit le poète très sèchement, quand Moronval lui communiqua le billet coquet et parfumé.

Alors le mulâtre se fâcha. C’était d’un mauvais camarade ce que d’Argenton faisait là. En quoi cela pouvait-il le gêner d’accepter cette invitation?

– Je ne dîne pas chez ces sortes de femmes.

– D’abord, dit Moronval madame de Barancy n’est pas ce que tu crois. Et puis enfin, pour un ami on fait le sacrifice de quelques scrupules; tu sais que j’ai besoin de la comtesse, que l’idée de ma Revue coloniale lui a souri, et tu fais ce que tu peux pour entraver l’affaire. Vraiment, ça n’est pas gentil.

D’Argenton, après s’être laissé beaucoup prier, finit par accepter.

Le lundi suivant, M. et Mme Moronval, ayant laissé le gymnase sous la surveillance du docteur Hirsch, se rendirent au petit hôtel du boulevard Haussmann, où le poète devait les rejoindre.

Le dîner était pour sept heures. D’Argenton ne vint qu’à sept heures et demie, et vous pouvez penser que, pendant cette demi-heure, il ne fut pas possible à Moronval de parler de son grand projet.

Ida était d’une inquiétude!

– Croyez-vous qu’il viendra?… Pourvu qu’il ne soit pas malade… Il a l’air si délicat.

Enfin, il arriva, fatal et frisé, s’excusa légèrement sur ses occupations, toujours très réservé, mais moins dédaigneux que d’habitude.

L’hôtel l’avait impressionné.

Le quartier tout neuf alors, ce luxe de tapis et de fleurs qui commençait à l’escalier orné de plantes vertes pour finir au petit boudoir parfumé de lilas blanc, le salon de dentiste avec un ciel bleu encadré de boiseries dorées, le meuble noir capitonné de jaune, et le balcon où la poussière du boulevard voltigeait mêlée au plâtre des constructions voisines, tout devait charmer cet habitué du gymnase Moronval, lui donner une impression luxueuse et de haute vie.

L’aspect de la table servie, la tournure imposante d’Augustin, l’adorateur du soleil, et toutes ces minuties du service, qui donnent de jolis reflets aux mauvais vins et du goût aux plats les plus ordinaires, achevèrent de le ravir. Sans être aussi étonné ni aussi admiratif que Moronval, qui poussait des exclamations et flattait avec impudence les vanités de la comtesse, d’Argenton l’incorruptible s’adoucit un peu, daigna sourire et parler.

C’était un causeur intarissable, pourvu qu’il fût question de lui et qu’on ne l’interrompît jamais dans la période commencée, son imagination capricieuse étant facile à dérouter. Il en résultait un ton sentencieux, autoritaire, pour les moindres arguments, et une certaine monotonie qui venait de cet éternel «Moi, je… Moi, je…» par lequel commençaient toutes ses phrases. Avant tout, il tenait à gouverner son auditoire, à se sentir écouté.

Malheureusement, savoir écouter était une vertu au-dessus des forces de la comtesse, et cela amena pendant le dîner quelques incidents fâcheux. D’Argenton aimait surtout à répéter les mots qu’il avait faits dans certains milieux, adressés à des personnages connus, rédacteurs de journaux, éditeurs, directeurs de théâtre, qui n’avaient jamais voulu accepter ses pièces, imprimer sa prose ou ses vers. C’étaient des mots terribles, barbelés, empoisonnés, qui brûlaient, enlevaient le morceau.

Mais avec Mme de Barancy, il ne pouvait jamais arriver à ces mots fameux, précédés pour la plupart de toute une explication préliminaire. Quand il touchait au moment pathétique de l’histoire et que de sa voix solennelle il commençait: «Alors je lui ai dit ce mot cruel…»

Juste à ce moment, la malheureuse Ida s’élançait au milieu de sa phrase, toujours occupée de lui, il est vrai, mais d’une façon désastreuse pour le discours.

– Oh! monsieur d’Argenton, je vous en prie, reprenez un peu de cette glace…

– Merci, madame!

Et le poète, en fronçant le sourcil, répétait avec un redoublement d’autorité:

– Alors je lui ai dit…

– Est-ce que vous ne la trouvez pas bonne?… demandait l’autre naïvement.

– Excellente, madame… «ce mot cruel.»

Mais le mot cruel retardé si longtemps ne faisait plus d’effet, d’autant que le plus souvent c’étaient des choses comme ceci: «À bon entendeur, salut!» ou «Monsieur, nous nous reverrons.» À quoi d’Argenton ne manquait jamais d’ajouter: «Et il était vexé!»

Devant le regard sévère que lui jetait le poète interrompu, Ida se désespérait: «Qu’est-ce qu’il a?… Je lui ai encore déplu.»

Deux ou trois fois, pendant le dîner, il lui vint de grandes envies de pleurer, qu’elle dissimulait de son mieux en disant à Mme Moronval, d’un air aimable: «Mangez donc… vous ne mangez pas!» Et à M. Moronval: «Vous ne buvez rien!» Ce qui était d’affreux mensonges, car l’inventeur de la méthode Decostère faisait fonctionner sa mâchoire encore plus activement que les soirs de lecture expressive, et sa verve d’appétit n’avait d’égale que la soif intarissable du Moronval.

Le dîner fini, quand on fut passé dans le salon, bien chauffé, bien éclairé, et où le café servi mettait un parfum d’intimité, le mulâtre, qui guettait sa proie depuis deux heures, jugea le moment favorable et dit tout à coup d’un petit air négligent à la comtesse:

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