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Deux ou trois fois même, elle était venue en fiacre et voilée à l’atelier de la rue Oberkampf, demander Jack, que ses compagnons purent voir à la portière, causant avec une femme encore jeune, d’une élégance un peu voyante. Le bruit se répandit qu’il avait une maîtresse crânement «gironde.» On le complimenta, on crut voir là une de ces liaisons étranges, mais assez fréquentes, par lesquelles certaines rouleuses, sorties du faubourg, une fois riches et lancées, reviennent au ruisseau natal. C’est une rencontre dans un bal de barrière, où madame est allée par chic, ou bien sur ce chemin de courses qui traverse les quartiers pauvres. Ces ouvriers-là sont mieux mis que les autres; ils ont l’air faraud, le regard dédaigneux et distrait des hommes que les reines ont choisis.

Pour Jack, ces soupçons étaient doublement outrageants, et sans les communiquer à Charlotte, il allégua pour l’empêcher de revenir, le règlement de l’atelier, interdisant toute sortie pendant les heures de travail. Dès lors ils ne se virent plus que de loin en loin dans des jardins publics, dans des églises surtout, car ainsi que toutes ses pareilles, elle devenait dévote en vieillissant, par un débordement de sentimentalité inactive, et aussi par un goût des honneurs, des cérémonies, le besoin de satisfaire ses dernières vanités de jolie femme, en s’agenouillant sur un prie-Dieu, à l’entrée du chœur, les jours de sermon. Dans ces rares et courts rendez-vous, Charlotte parlait tout le temps selon son habitude, quoique d’un air triste, un peu fatigué. Elle se disait pourtant très tranquille, très heureuse, pleine de confiance dans l’avenir littéraire de M. d’Argenton. Mais un jour, à la fin d’une de ces causeries et comme ils sortaient de l’église du Panthéon:

– Jack, lui dit-elle avec un peu d’embarras, est-ce que tu pourrais… Figure-toi, je ne sais pas comment j’ai fait mon compte, je n’ai plus assez d’argent pour aller jusqu’à la fin du mois. Je n’ose pas lui en demander, ses affaires vont si mal! Il est malade avec cela, ce pauvre ami. Pourrais-tu m’avancer seulement pour quelques jours…

Il ne la laissa pas achever. Il venait de toucher sa paye et la mit dans la main de sa mère en rougissant. Puis, au grand jour de la rue, il remarqua ce qu’il n’avait pu voir dans l’ombre de l’église, des traces de désespoir sur ce visage souriant, ces pâleurs marbrées de rouge où l’on dirait que la fraîcheur s’en va, délayée dans des ruisseaux de larmes. Une immense pitié le prit.

– Tu sais! ma mère, si tu étais malheureuse… Je suis là… Viens me trouver… Je serais si fier, si content de t’avoir!

Elle tressaillit:

– Non, non, c’est impossible, dit-elle à voix basse. Il est trop éprouvé en ce moment. Ce ne serait pas digne.

Elle s’éloigna précipitamment, comme si elle eût craint de céder à quelque tentation.

V JACK EN MÉNAGE

C’est un matin d’été, à Ménilmontant, dans le petit logement de la rue des Panoyaux. Le camelot et son camarade sont déjà levés, bien qu’il fasse à peine jour. L’un va et vient en clopinant, avec le moins de bruit possible, range, balaye, cire les souliers; et c’est miracle de voir comment cet être d’aspect balourd est adroit, léger, attentif à ne pas déranger son vaillant compagnon établi devant la croisée ouverte, sous un ciel matinal du mois de juin, un ciel d’un bleu tendre cendré de rose, que la grande cour faubourienne découpe à la hauteur de ses mille cheminées. Quand Jack quitte son livre des yeux, il aperçoit en face de lui le toit en zinc d’une grande fabrique de métallurgie. Tout à l’heure, lorsque le soleil donnera dessus, ce sera là un miroir terrible, d’une réverbération insupportable. En ce moment, la lumière naissante s’y reflète en teintes vagues et douces, si bien que la haute cheminée établie au milieu du bâtiment, consolidée de longs cordages qui vont rejoindre les toits voisins, semble le mât de quelque navire voguant sur une eau luisante et lourde. En bas, les coqs chantent dans ces poulaillers que les commerçants des faubourgs installent en un coin de hangar ou de jardin. On n’entend pas d’autre bruit jusqu’à cinq heures. Tout à coup, un cri retentit:

– «Ma’me Jacob, ma’me Mathieu, v’là le pain!»

C’est la voisine de Jack qui commence sa tournée. Son tablier rempli de pains de toutes les grandeurs, embaumés, encore chauds, elle s’en va par les couloirs, les escaliers, et, dans l’angle des portes où les boîtes à lait sont pendues, pose le pain tout debout en appelant par leur nom ses pratiques à qui elle sert de réveille-matin; car elle est toujours la première levée dans le faubourg.

– «V’là le pain!»

C’est le cri de la vie, l’appel éloquent et irrésistible. Voilà le réconfort de la journée, le pain terrible à gagner, qui fait la maison joyeuse, la table animée. Il en faut dans le bissac du père, dans le petit panier d’école de l’enfant, pour le café du matin et pour la soupe du soir.

– «V’là le pain! v’là le pain!»

Les tailles de bois crient sous le long couteau de la porteuse. Encore une coche, encore une dette, et des heures de travail engagées bien avant d’être accomplies. N’importe! aucun moment de la journée ne donnera la sensation de celui-ci. C’est le réveil avec son appétit immédiat, son instinct animal, la bouche ouverte aussitôt que les yeux. Aussi, à l’appel de madame Weber, qui monte, qui descend, qu’on peut suivre à tous les étages, la maison s’éveille, des portes battent, des dégringolades joyeuses retentissent par les escaliers, les enfants poussent des cris de triomphe et remontent en portant dans leurs bras une miche plus grosse qu’eux, avec ce mouvement d’Harpagon serrant sa cassette, que vous verrez à tous les pauvres gens sortant de chez le boulanger, et qui donne une fière idée de ce que c’est que le pain.

Bientôt tout le monde est sur pied. En face de Jack, de l’autre côté de la fabrique, des fenêtres s’entrouvrent, des quantités de fenêtres, toutes celles dont il aperçoit la lumière à la nuit et qui lui laissent voir à cette heure le mystère de cette pauvreté laborieuse. À l’une, une femme triste vient s’asseoir, manœuvrant une machine à coudre, aidée de sa fillette, qui lui tend un à un les morceaux d’étoffe. À l’autre, une jeune fille, déjà coiffée, sans doute quelque employée de magasin, se penche pour couper le pain de son mince déjeuner, de peur de répandre des miettes dans sa chambre balayée à l’aube. Plus loin, c’est un châssis de mansarde où bat un petit miroir suspendu, et qui, sitôt le soleil levé, s’abrite d’un grand rideau rouge, à cause de la terrible réverbération du zinc. Tous ces logis de pauvres s’ouvrent sur le revers d’une énorme maison, sur ce côté où tournent les étages, où s’écoutent les eaux ménagères, où serpentent les lézardes de la bâtisse, les conduits de ses cheminées. C’est noir, c’est laid. Mais l’étudiant ne s’en attriste pas. Une seule chose le touche, c’est d’entendre la voix d’une vieille femme jetant chaque jour et sur le même ton dans l’air matinal encore vide des bruits de la rue, cette phrase toujours semblable et navrante comme une plainte: «Les personnes qui sont à la campagne d’un temps pareil doivent être bien heureuses!» À qui dit-elle cela, la pauvre vieille? À personne, à tout le monde, à elle-même, peut-être au serin dont elle accroche à sa persienne la cage parée de verdure fraîche, peut-être aux pots de fleurs alignés devant sa croisée. Jack est bien de son avis, et volontiers il formulerait avec elle son regret lamentable; car sa première pensée s’en va toujours, courageuse et tendre, vers une tranquille rue de village, vers la petite porte verte où ces mots sont tracés sur une plaque: «Sonnette du médecin.» Or, pendant qu’il est là, rêvant, oubliant une minute sa besogne enragée, le frôlement d’une robe de soie se fait entendre dans le couloir, la clef tourmente la serrure.

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