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«LE DIRECTEUR»

Et il signa.

– Pauvre gens! c’est terrible… dit le père Roudic qui, au milieu de son chagrin, trouvait encore de la pitié pour les autres. Zénaïde releva la tête avec un air farouche:

– Pourquoi donc ça, terrible? L’enfant m’a pris ma dot. Il faut bien que les parents me la rendent.

Cruauté de l’amour et de la jeunesse! Elle ne songeait pas une minute au désespoir de cette mère apprenant le déshonneur de son fils. Le vieux Roudic, au contraire, s’attendrissait en pensant qu’il serait mort de honte s’il avait reçu une nouvelle pareille.

Aussi, quoique Zénaïde lui tînt bien au cœur, avait-il comme un vague espoir que les choses se dénoueraient autrement, que l’apprenti restituerait l’argent de lui-même, que peut-être cette cruelle lettre se perdrait en chemin, n’arriverait pas à destination. C’est si fragile ce carré de papier qui s’en va si loin, mêlé à tant d’autres, livré à tous les hasards d’une route accidentée!

Oui, c’est léger et fragile, une lettre, et cela s’égare bien souvent. Mais celle que le directeur vient d’écrire, qu’il cachète à la flamme d’une bougie, qu’il remet au courrier avec d’autres liasses, ne risque pas de s’égarer. Le facteur breton la prendra à tâtons dans la boîte de fer-blanc, la jettera au fond de son sac de cuir, s’attardera avec elle dans quelque cabaret de grande route; soyez sûr qu’il ne l’oubliera pas. Elle passera sur la Loire sans qu’aucun vent de terre ou de mer ait le pouvoir de l’emporter. Au chemin de fer, les employés, toujours pressés, l’enfermeront dans la sacoche de toile, à peine liée, usée d’un long service, qu’on jette au passage du train; elle ne se perdra pas.

Elle sera confondue dans un tas d’autres lettres plus grandes, glissera, roulera, sautera au mouvement du wagon qu’une étincelle égarée suffirait à enflammer, puis elle arrivera à Paris, et de là, passant par toutes sortes de grillages, de triages, ni brûlée, ni volée, ni déchirée, ni perdue, elle ira droit à son but, et plus sûrement que toute autre. Pourquoi? Parce qu’elle apporte une mauvaise nouvelle. Ces sortes de lettres sont sacrées; il ne leur arrive jamais rien.

La preuve, c’est que celle-ci, après avoir parcouru tout le grand pays de France, remonta là-bas le petit chemin que nous connaissons sur la côte rouge d’Étiolles, dans la boîte en fer-blanc de Casimir, le facteur rural. D’Argenton le déteste, ce vieux Casimir, parce qu’il est très paresseux, qu’il trouve les Aulnettes loin et confie le plus souvent les journaux et les lettres à sa femme qui ne sait pas lire et égare toujours quelque chose en route. Encore une chance qu’a la mauvaise nouvelle pour ne pas arriver. Mais non. Justement, ce jour-là, Casimir a fait le service lui-même, et le voici qui sonne à la porte enguirlandée de vigne rouillée au-dessus de laquelle les lettres dorées de Parva domus, magna quies, pâlissent chaque jour un peu plus, mangées par le soleil et la pluie.

VII UN COLON POUR METTRAY

Jamais le chalet des Aulnettes n’avait mieux mérité son étiquette que ce matin-là. Isolé sous le ciel d’hiver où couraient de grands nuages gris, rapetissé parmi les arbres dégarnis de feuilles, hermétiquement fermé à l’humidité du jardin et de la route, il participait du silence morne de la terre encore endormie et de l’air vide d’oiseaux. Quelques corbeaux piquant des semences dans les champs voisins mettaient seuls une note de vie sur le paysage attristé, le vol de leurs ailes noires au ras du sol.

Charlotte décrochait des raisins flétris dans le grenier de la tourelle, le poète travaillait, le docteur Hirsch dormait, quand l’arrivée du facteur, unique distraction de ces exilés volontaires, réunit en un seul groupe tout cet ennui disséminé.

– Ah! une lettre d’Indret… s’écria d’Argenton, puis il se mit à lire malicieusement ses journaux sous le regard fiévreux de Charlotte, en gardant la lettre à côté de lui sans l’ouvrir, comme un chien qui défend un os auquel il ne veut pas qu’on touche encore… Ah! voilà le livre de chose qui vient de paraître. En fait-il cet animal-là!… Tiens! des vers d’Hugo… Toujours donc!

Pourquoi cette lenteur cruelle à déplier les feuilles de son journal? Parce que Charlotte est là, derrière lui, impatiente, la joue enflammée de joie; parce que chaque fois qu’il arrive une lettre d’Indret, la mère se montre sous l’amante, et que ce malheureux égoïste lui en veut de n’être pas exclusivement et tout entière à lui.

C’est pour cette raison qu’il a envoyé l’enfant si loin, si loin. Mais le cœur des mères, même de celles-là, est fait de telle sorte, que plus les enfants sont loin, plus elles les aiment, comme si elles voulaient, à force d’amour, combler la distance et rapprocher les cœurs.

Depuis le départ de Jack, sa mère, tourmentée par ses remords, l’adorait de toute la faiblesse qu’elle avait mise à l’abandonner. Elle évitait de parler de lui pour ne pas irriter le poète, mais elle y pensait.

Il devinait cela. Sa haine pour l’enfant s’en accrut, et aux premières lettres de Roudic se plaignant de l’apprenti, il avait eu des dédains satisfaits.

– Tu vois! on ne pourra pas même en faire un ouvrier.

Mais cette pensée ne suffisait pas à le contenter. Il aurait voulu humilier Jack, l’abaisser encore. Cette fois, il allait être heureux. Aux premiers mots qu’il lut de la lettre d’Indret, car enfin il s’était décidé à l’ouvrir, cette lettre, sa figure pâlit d’émotion, ses yeux flambèrent d’une espèce de triomphe méchant:

– J’en étais sûr!

Puis, tout de suite, devant la mise en demeure qui leur était faite de rembourser la somme, il prévit une foule de complications désagréables, et ce fut d’un air navré qu’il tendit le pli à Charlotte.

Quel coup terrible après tant d’autres! Blessée dans sa fierté de mère vis-à-vis du poète, blessée dans sa tendresse, la pauvre femme était encore plus cruellement atteinte par les reproches de sa conscience.

– C’est ta faute, lui criait cette voix aiguë qui domine tous les sophismes et tous les raisonnements du monde… C’est ta faute. Pourquoi l’as-tu abandonné?

Maintenant, il fallait le sauver à tout prix. Mais comment faire? Où trouver l’argent? Elle n’avait plus rien à elle. La vente de son mobilier, un nid de hasard orné de richesses de pacotille, avait produit quelques milliers de francs vite dépensés. «Bon ami,» en partant, aurait voulu lui laisser un cadeau, un souvenir; mais elle s’était obstinément refusée à l’accepter par dignité pour d’Argenton. Il ne lui restait donc plus rien. À peine quelques bijoux qui ne feraient pas le quart de la somme nécessaire. Quant à s’adresser à son poète, elle n’en eut pas même la pensée. Elle le connaissait trop. D’abord il haïssait l’enfant; ensuite il était avare. La race auvergnate reparaissait en lui par des intérêts mesquins, un goût du pécule, un respect de paysan pour l’argent placé chez son notaire. Du reste il n’était pas très riche, les Aulnettes coûtaient cher, le grevaient d’un revenu assez fort, et c’était par économie qu’il y passait l’hiver, malgré l’ennui de l’isolement, espérant racheter ainsi le gaspillage de l’été, ce va-et-vient de convives qui maintenaient autour de ses inquiétudes littéraires un «milieu intellectuel» chèrement entretenu.

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