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Oh! non, ce n’est pas à lui qu’elle avait pensé. Il le croyait, pourtant, et d’avance il se composait une figure glaciale, la tête de l’homme qui voit venir une demande d’argent.

– J’ai toujours dit que cet enfant avait des instincts de perversité, fit-il, quand il lui eut laissé le temps de finir la lettre.

Elle ne répondit pas, peut-être même n’entendit-elle pas, possédée de cette idée: «Il faut trouver l’argent avant trois jours, sinon mon enfant ira en prison.»

Il continua:

– Quelle honte pour moi vis-à-vis de mes amis, de leur avoir fait recommander un monstre pareil!… Ça m’apprendra à être si bon… Me voilà avec une belle affaire.

La mère rougit.

– Il me faut cet argent avant trois jours pour que mon enfant n’aille pas en prison.

Il l’épiait, il la devinait; et, par prudence, pour l’empêcher de rien demander, il prit les devants:

– Dire qu’il n’y a pas moyen d’éviter ce déshonneur, d’arracher ce malheureux à sa condamnation… Nous ne sommes pas assez riches.

– Oh! si tu voulais! dit-elle en baissant la tête.

Il crut que c’était la demande d’argent qui arrivait, et cette insistance le mit en colère:

– Parbleu, oui, si je voulais! Je m’attendais à cette phrase-là… Comme si tu ne savais pas mieux que personne tout ce qui se dépense ici, et de quel épouvantable gâchis je suis entouré. Ainsi ce n’est pas assez d’avoir eu pendant deux ans ce méchant drôle à ma charge. Il faudrait encore payer ses vols. Six mille francs! Mais où veux-tu que je les prenne?

– Oh! je le sais bien… Aussi n’est-ce pas à toi que j’avais pensé.

– Pas à moi!… À qui, alors?

Confuse, la tête basse, elle nomma l’homme avec qui elle avait longtemps vécu, le «bon ami» de Jack, celui qu’elle appelait «un vieil ami.» Elle prononça ce nom en tremblant, s’attendant à quelque explosion jalouse du poète à propos de ce passé qu’elle rappelait si imprudemment. Eh bien! non. En entendant parler de «bon ami,» d’Argenton se contenta de rougir un peu; il y avait pensé, lui aussi.

Après tout, cet ancien protecteur d’Ida, comme l’enfant du reste, faisait partie du passé de Charlotte, de ce passé mystérieux sur lequel il ne l’interrogeait jamais par orgueil, qu’il feignait même d’ignorer, semblable aux histoires de la Restauration qui supprimaient la République et le règne de Bonaparte, les sautaient dans leurs livres comme s’ils n’avaient pas existé. En lui-même il pensa: «Ce n’est pas de mon temps… Qu’ils s’arrangent!» enchanté d’en être quitte à si bon marché; mais il ne laissa rien paraître de sa tranquillité, prit au contraire une attitude ulcérée:

– Mon orgueil a déjà fait assez de sacrifices à mon amour, il peut bien lui accorder encore celui-là.

– Oh! merci, merci!… Que tu es bon!

Et ils se mirent à parler de l’emprunt, à voix basse, à cause du docteur Hirsch, dont les savates désœuvrées commençaient à traîner paresseusement dans la maison.

Singulier entretien, syllabique, rompu, effleuré; lui, affectant une grande répugnance, elle, une concision délicate. Il était question que de on. On ne refuserait certainement pas… On en avait donné pour preuve des offres jadis repoussées… Malheureusement, on habitait en Touraine, comment faire? Une lettre envoyée mettrait deux jours; autant pour la réponse. Puis, tout à coup:

– Si j’y allais… hasarda Charlotte, effrayée elle-même de son audace.

Il répondit tranquillement:

– Eh bien! c’est cela. Partons.

– Comment, tu veux bien m’accompagner à Tours?… À Indret aussi, alors; car c’est sur la même route et nous porterions l’argent tout de suite!

– À Indret aussi.

– Que tu es bon, que tu es bon!… répétait la pauvre folle en lui baisant les mains. La vérité est qu’il se souciait peu de la laisser aller à Tours toute seule. Sans connaître à fond son histoire, il savait qu’elle avait vécu là, qu’elle y avait été heureuse. Et si elle n’allait plus revenir!… Elle était si faible, si inconsistante! La vue de son vieil ami, de ce luxe auquel elle avait renoncé, l’influence de l’enfant qu’elle allait retrouver, tout son passé pouvait la reprendre, l’arracher à cette tyrannie que lui-même sentait lourde et dure à supporter.

C’est qu’il ne pouvait plus se passer d’elle. Son égoïsme vaniteux, ses superstitions de malade s’attachaient à cette tendresse aveugle, à ces soins continuels, à cette bonne humeur épanouie. En outre, il n’était pas fâché de faire un petit voyage, de se soustraire à ce terrible drame lyrique sur lequel il peinait depuis si longtemps avec des «han!» prolongés et stériles.

Bien entendu, il colorait ces craintes et ce besoin de distraction de prétextes chevaleresques, disant à Charlotte qu’il ne l’abandonnerait pas, qu’il voulait être avec elle dans la peine comme dans la joie; et ainsi il maintenait l’amante reconnaissante et ravie au milieu de sa douleur de mère. D’ailleurs, l’activité qui précède tout départ dissipait dans l’âme fragile de cette pauvre Lolotte son coup mortel de tout à l’heure. Comme ces veuves de paysan qui, sitôt le mari enterré, préparent le grand repas des funérailles et oublient dans les devoirs de maîtresse de maison les sanglots de la veille, Charlotte, en emplissant ses malles, en faisant toutes ses recommandations à la mère Archambauld, en arrivait presque à oublier le but navrant de son voyage. À dîner, d’Argenton dit au docteur Hirsch:

– Nous sommes obligés de partir. L’enfant a fait des farces, de grosses farces. Nous allons à Indret. Tu garderas la maison pendant notre absence.

L’autre ne demanda pas d’explications. Cela ne l’étonnait pas que l’enfant eût fait de grosses farces, et il montra combien il était bon parasite en s’écriant comme d’Argenton:

– J’en étais sûr.

Ils partirent par l’express de nuit et arrivèrent à Tours de bon matin. Le «vieil ami» de l’ancienne Ida de Barancy habitait aux environs de la ville dans un de ces jolis petits châteaux qui dominent la Loire, coquets, ombragés, laissant descendre leurs futaies jusqu’au fleuve et monter leurs tourelles à la limite de l’horizon. «M. le comte,» comme l’appelaient autrefois les domestiques d’Ida, était un veuf sans enfants, excellent homme et homme du monde. En dépit de la façon un peu brusque dont elle l’avait quitté, il gardait le meilleur souvenir de la rieuse et bavarde jeune femme qui, pour un temps, avait égayé sa solitude. Aussi répondit-il à un petit mot de Charlotte qu’il était tout disposé à la recevoir.

Ils louèrent une voiture à l’hôtel, et, sortant de la ville, suivirent une belle route à mi-côte. Charlotte se montrait un peu inquiète de cet acharnement du poète à la suivre. Elle pensait:

– Est-ce qu’il va vouloir entrer avec moi?

Malgré son ignorance des usages, elle sentait bien que ce n’était pas possible. Elle y songeait dans la voiture en admirant cette merveilleuse campagne où elle avait passé quelques années de sa vie vagabonde, où elle s’était si souvent promenée avec son petit Jack, ce bel enfant blond, élégant, maintenant ouvrier en blouse et prêt à passer la casaque des maisons de correction…

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