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Bélisaire et sa femme prirent patience d’abord. L’air sententieux du Camarade leur imposait un peu; et puis, il chantait si bien: «Le travail plaît à Dieu!» Mais comme, en fin de compte, il mangeait d’un fort bon appétit, les nouveaux mariés qui s’escrimaient du matin au soir pendant que l’autre faisait sa panthère toute la semaine et n’apportait jamais rien le jour de la Sainte-Touche, commencèrent à se lasser. L’avis de madame Bélisaire était de le renvoyer tout bonnement, de le rendre à la rue, au tas de balayures où le camelot avait dû le ramasser dans son désir d’avoir un camarade. Mais Bélisaire, que le bonheur parfait dont il jouissait dans son ménage et dans ses bottes neuves rendait encore meilleur, supplia sa femme de patienter. Quand un juif se mêle d’être généreux, sa charité est inépuisable.

– Qui sait, disait-il, si on ne pourrait pas le corriger, le changer?

Il fut donc convenu que lorsque Ribarot rentrerait en battant les murs, la langue épaisse, on ne lui donnerait pas à souper, ce qui était une grande privation pour l’ivrogne qui, par un bénéfice de nature, avait encore plus faim ces jours-là que les autres. C’était une comédie de voir les efforts qu’il faisait pour se tenir droit, pour saluer sans desserrer les dents. Mais la porteuse de pain était douée d’une sagacité extraordinaire, et souvent, en servant la soupe par cuillerées, quand le Camarade tendait déjà son assiette, elle éclatait contre lui:

– Vous n’avez pas honte de venir vous mettre à table dans l’état où vous êtes?… car vous êtes encore en ribote, allez! je le vois bien.

– Tu crois?… disait Bélisaire. Pourtant il me semble…

– C’est bon, je sais ce que je sais… Allons, haut! à la paille, et plus vite que ça.

Le Camarade se levait, prenait son marteau et son tablier en bégayant quelques mots de supplication ou de dignité, avec un regard éperdu à la soupe qui fumait, puis s’en allait se coucher comme un chien dans la petite niche que Bélisaire occupait avant son mariage. Il n’avait pas le vin méchant, et sous cette barbe touffue, malpropre et barricadière, cachait un visage d’enfant vicieux et faible. Quand il était parti:

– Allons! disait le camelot en avançant ses bonnes grosses lèvres, allons! donne-lui tout de même un peu de soupe.

– Oh! je sais bien… toi, si on t’écoutait…

– Seulement pour une fois… Allons!

La femme résistait encore un moment avec cette indignation que la femme du peuple qui travaille comme un homme a contre l’homme qui ne fait rien; mais, toujours, elle finissait par céder et Bélisaire s’en allait porter triomphalement une platée de soupe au Camarade dans son chenil. Il revenait tout ému.

– Eh bien! qu’est-ce qu’il a dit?

– Oh! tiens! il me fait de la peine tellement il a l’air désolé. Il dit que s’il boit, c’est du chagrin de ne pas trouver d’ouvrage et de nous être toujours sur le dos.

– Qu’est-ce qui l’empêche d’en trouver de l’ouvrage?

– Il dit qu’on ne veut pas de lui parce qu’il n’a pas des vêtements propres, et que s’il pouvait se requinquer un peu…

– Merci! j’en ai assez de le requinquer… Et sa redingote de la noce que tu lui as fait faire sans me le dire, pourquoi l’a-t-il vendue?

À cela, il n’y avait pas de réplique. Pourtant ces excellentes gens faisaient encore un effort, achetaient à Ribarot une blouse de travail, une salopette. Un beau matin il partait avec du linge frais blanchi, un nœud de cravate fait par madame Bélisaire, et ne se montrait plus pendant huit jours, au bout desquels on le retrouvait endormi dans sa niche, dépouillé de la plupart de ses vêtements, n’ayant sauvé du désastre que son marteau et l’éternel tablier de cuir. Après plusieurs frasques de ce genre, on n’attendait plus qu’une occasion pour se défaire de cet intrus qui, au lieu d’être un soulagement pour le ménage, devenait un fardeau très lourd. Bélisaire lui-même était obligé d’en convenir, et souvent il venait se plaindre de Ribarot à son ami Jack, qui mieux que personne comprenait son chagrin, car lui aussi s’était donné un camarade terriblement incommode, mais un camarade dont il ne pouvait pas se plaindre. Il l’aimait bien trop pour cela!…

VII IDA S’ENNUIE

La première visite de madame de Barancy à Étiolles causa à Jack beaucoup de joie et une grande inquiétude. Il était fier de sa mère reconquise, mais il la savait si folle, si bavarde, si inconsidérée de gestes et de propos! Il craignait le jugement de Cécile, cette lumière imprévue, ces divinations si rapides et si sévères qui se font dans les jeunes esprits, même sur les choses qu’ils ignorent. Les premiers instants de l’entrevue le tranquillisèrent un peu. À part le ton emphatique dont Ida appela Cécile «ma fille» en lui jetant ses bras autour du cou, tout se passa d’une façon satisfaisante; mais quand, sous l’influence d’un bon déjeuner, madame de Barancy eut perdu son air grave pour retrouver cet entrain facile de la fille qui rit afin qu’on puisse voir ses dents, quand elle commença à dévider ses histoires extravagantes, Jack sentit revenir toutes ses appréhensions. Justement la joie, l’émotion, la mettaient en veine d’aventures, et elle maintint ses auditeurs sous le coup d’une surprise permanente. On parlait des parents que M. Rivals avait dans les Pyrénées.

– Ah! oui, les Pyrénées! soupirait-elle, Gavarni, les gaves, la mer de glace!… J’ai fait ce voyage-là il y a quinze ans, avec un ami de ma famille, le duc de Cassarès, un Espagnol; tenez! précisément le frère du général… Quel grand fou, quand j’y pense… S’il ne m’a pas fait rompre le cou vingt fois. Figurez-vous que nous menions en Daumont à quatre chevaux, ventre à terre tout le temps, et du Champagne plein la voiture! Du reste, c’était un original fini, ce petit duc… J’avais fait sa connaissance à Biarritz d’une façon si amusante!

Cécile ayant dit ensuite qu’elle adorait la mer:

– Ah! ma bonne petite, si vous l’aviez vue comme je l’ai vue, près de Palma, une nuit de tempête… J’étais dans le salon du steamer avec le capitaine, un grossier personnage, qui voulait me forcer à boire du punch… Moi, je ne voulais pas… Alors ce misérable devient fou de colère, ouvre la fenêtre de l’arrière, me prend comme ceci par la nuque, c’était un homme très fort, et il me tenait penchée au-dessus de l’eau, dans la pluie, l’écume, les éclairs… C’était affreux.

Jack essayait bien de couper en deux ces dangereux récits, mais ils recommençaient toujours par quelque bout, semblables à ces reptiles dont chaque tronçon est plein de vie et frétille en dépit des mutilations. Cécile n’en entourait pas moins la mère de son ami d’un respect affectueux, un peu inquiète seulement de voir Jack si préoccupé ce matin-là. Que devint-il, le malheureux, lorsque, au moment de la leçon, il entendit la jeune fille dire à sa mère: «Si nous descendions au jardin?» Rien de plus naturel; mais l’idée qu’elles se trouveraient seules toutes deux le remplit d’une terreur indicible. Qu’allait-elle encore lui raconter, mon Dieu!… Pendant les explications du docteur, il les regardait marcher côte à côte dans l’allée du verger. Cécile, mince, élancée, sobre de gestes comme toutes les femmes vraiment élégantes, caressant de sa jupe rose les thyms en fleurs de la bordure; Ida, majestueuse, belle encore, mais exubérante de parure, d’attitudes. Coiffée d’une toque à plumes, reste de ses anciennes toilettes, elle sautillait, faisait la petite fille, puis tout à coup s’arrêtait pour exécuter un grand geste en rond que suivait son ombrelle ouverte. Elle parlait seule, c’était visible; et, tout en l’écoutant, Cécile levait de temps en temps son joli visage vers la fenêtre où lui apparaissaient, penchées l’une vers l’autre, la tête bouclée de l’écolier et la chevelure blanche du professeur. Pour la première fois, Jack trouva que la leçon était bien longue; et il ne fut content que lorsqu’il put arpenter les routes du bois, sa fiancée légèrement appuyée à son bras. Connaissez-vous cet élan merveilleux que la voile donne au bateau, qui le fait voler, fendre le courant et la brise? C’était cela que l’amoureux ressentait en ayant le bras de Cécile sous le sien; alors les difficultés de la vie, les obstacles de la carrière qu’il tentait, il était sûr de tout traverser en vainqueur, aidé par une influence réconfortante, qui planait au-dessus de lui dans ces régions mystérieuses où le destin souffle ses tempêtes. Mais, ce jour-là, la présence de sa mère troublait cette impression délicieuse. Ida ne comprenait rien à l’amour, le voyait ridiculement sentimental, ou, sinon, sous la forme d’une partie carrée. Elle avait, en montrant les amoureux au docteur, des petits rires scélérats, des «hum!… hum!…» ou bien elle s’appuyait à son bras, avec de longs soupirs d’orgue expressif: «Ah! docteur, c’est beau la jeunesse!» Mais le pis de tout, c’étaient des susceptibilités qui lui venaient subitement à l’endroit des convenances; elle rappelait les jeunes gens, trouvait qu’ils s’éloignaient trop: «Enfants, n’allez pas si loin… qu’on vous voie!» Et elle faisait des yeux singulièrement significatifs.

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