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XI ELLE NE VIENDRA PAS

En voilà un dormeur!… Allons, le onze bis, réveillons-nous!… C’est la visite.

Jack ouvre les yeux, et la première chose qui le frappe, ce sont les draperies immobiles tombant jusqu’à terre du lit voisin.

– Eh bien! mon garçon, il paraît que vous avez eu une fière alerte cette nuit… Ce malheureux qui est tombé sur votre brancard en s’agitant… Ça a dû vous faire une fière peur… Voyons! dressez-vous un peu qu’on vous voie… Oh! oh! comme nous sommes faible!

Celui qui parle ainsi est un homme de trente-cinq à quarante ans, avec une calotte de velours, un grand tablier blanc remontant en pointe sur la poitrine, la barbe blonde, l’œil fin et même un peu railleur. Il tâte le malade, lui adresse quelques questions:

– Quel est votre métier?

– Mécanicien.

– Est-ce que vous buvez?

– Je buvais… Je ne bois plus.

Puis un silence un peu long.

– Quelle vie avez-vous donc menée: mon pauvre garçon?

Le médecin n’en dit pas plus, de peur d’effrayer son malade; mais Jack a surpris dans sa physionomie la même curiosité douloureuse, le même intérêt sympathique, qui l’ont accueilli la veille au parvis Notre-Dame. Les internes entourent le lit. Le chef de service leur explique les symptômes qu’il a observés sur le malade. Très intéressants, paraît-il, et très alarmants, ces symptômes! À tour de rôle, les élèves viennent s’assurer des observations du maître. Jack tend son dos à toutes ces oreilles curieuses; et, enfin, au milieu des mots «inspiration, expiration, râles sibilants, craquements au sommet et à la base, phtisie aiguë,» il comprend que son état est très grave, si grave qu’après que le médecin a dicté son ordonnance à un interne, la sœur s’approche de son lit, et, doucement, discrètement, lui demande s’il a une famille à Paris, quelqu’un à prévenir, s’il attend des visites aujourd’hui dimanche. Sa famille? Tenez! la voilà. Ce sont ces deux êtres, un homme et une femme, qui se tiennent au pied du lit sans oser avancer, deux figures du peuple, un peu communes et bonnes, qui lui sourient. Il n’a pas d’autres parents que ceux-là, pas d’autres amis. Ce sont les seuls qui ne lui aient jamais fait de mal.

– Eh bien! comment que ça va?… Ça va-t-il un petit peu mieux? demanda Bélisaire, à qui l’on a appris que le camarade était perdu, et qui cache sa grande envie de pleurer sous un air tout à fait joyeux. Madame Bélisaire pose sur la planchette, près de Jack, deux belles oranges qu’elle a apportées; puis, après qu’elle lui a donné des nouvelles de l’enfant à grosse tête, elle s’assied en visite dans la ruelle avec son mari qui ne souffle mot. Jack ne parle pas non plus. Il a les yeux ouverts et fixes. À quoi pense-t-il?… Il n’y a qu’une mère pour le deviner.

– Dites donc, Jack! lui demanda tout à coup madame Bélisaire, si j’allais chercher votre maman?

Son regard éteint s’allume et fixe en souriant la brave femme… Oui, c’est bien cela qu’il veut. À présent qu’il sait qu’il va mourir, il oublie tout ce que sa mère lui a fait. Il a besoin de l’avoir là, de se serrer contre elle. Et déjà madame Bélisaire s’élance; mais le camelot la retient, et tout bas un conciliabule animé a lieu au pied du lit. Le mari ne veut pas que sa femme aille là-bas. Il sait qu’elle est en colère contre «la belle madame,» qu’elle déteste l’homme aux moustaches, et que, si on ne la laisse pas entrer, elle va crier, tempêter, qui sait? peut-être se faire mettre au poste. La peur du poste joue décidément un grand rôle dans la vie de Bélisaire. La porteuse de pain, elle, connaît la timidité du camelot, sa facilité à se laisser éconduire.

– Non, non! sois tranquille, cette fois je la ramènerai, dit-il à la fin avec une confiance énergique qu’il parvient à communiquer à sa compagne; et il part. Il arrive rapidement au quai des Augustins; mais il est encore moins heureux cette fois que la veille.

– Où allez-vous?… lui demande le concierge qui l’arrête au pas de l’escalier.

– Chez M. d’Argenton.

– C’est vous qui êtes venu hier soir?

– Parfaitement, répond Bélisaire dans l’innocence de son âme.

– Eh bien! c’est inutile que vous montiez, il n’y a personne… Ils sont à la campagne, et ils ne reviendront pas de si tôt.

À la campagne, par un temps pareil, avec ce froid, cet air de neige! Cela paraît invraisemblable à Bélisaire. En vain, il insiste, en vain il raconte que l’enfant de la dame est bien malade, à l’hôpital. Le concierge fait son profit de l’histoire, mais il ne laisse pas l’infortuné messager franchir seulement le paillasson du bas de l’escalier. Voilà Bélisaire encore une fois dans la rue, désespéré. Tout à coup, il lui vient une idée sublime. Jack ne lui a jamais raconté ce qui s’était passé entre les Rivals et lui; il a dit seulement que son mariage était rompu. Mais à Indret déjà, et à Paris depuis qu’ils vivent ensemble, il a été souvent question entre eux de la bonté du vieux médecin. Si Bélisaire allait le chercher pour mettre au lit de mort du pauvre Camarade une sympathie, un visage aimé? C’est dit. Il va passer à la maison, prendre sa balle sur son dos, car il ne voyage jamais sans elle, et le voilà parti, grelottant et courbé, sur la grande route d’Étiolles où Jack l’a rencontré pour la première fois. Hélas! nous avons vu ce qui l’attendait au bout de cette longue marche.

Pendant ce temps, madame Bélisaire, toujours au chevet de leur ami, ne sait plus que penser de cette absence prolongée, ni comment calmer l’inquiétude du malade, que l’idée de revoir sa mère entretient dans une grande agitation. Ce qui l’augmente encore, cette agitation, c’est la foule que le dimanche amène devant les lits de l’hôpital. Depuis la rue, depuis le bas de l’escalier, on entend un brouhaha, un piétinement que les cours sonores, les couloirs prolongent et font plus distincts. À tout moment, la porte s’ouvre, et Jack guette l’entrée des visiteurs. Ce sont des ouvriers, des petits bourgeois proprement vêtus, qui circulent dans les ruelles, causent avec les malades qu’ils sont venus voir, les encouragent, essayent de les faire sourire avec une anecdote, un souvenir de famille, une rencontre de la rue. Souvent, les voix sont étranglées de larmes, si les yeux s’efforcent d’être secs. Il y a des mots maladroits, des silences embarrassants, tout ce qui se met de gêne, de sous-entendus, en travers de la parole, quand elle tombe d’une bouche bien portante sur l’oreiller froissé d’un mourant. Vaguement Jack écoute ce murmure doux des voix, au-dessus duquel flottent des arômes d’oranges. Mais quel désappointement à chaque nouvelle visite, quand, après s’être dressé à l’aide du petit bâton pendu à une corde au-dessus de ses mains, il voit que ce n’est pas encore sa mère, et retombe plus affaissé, plus désespéré que jamais. Comme pour tous ceux qui vont mourir, le peu de vie qui lui reste, ce fil ténu qui va s’amincissant, trop fragile pour le rattacher aux années robustes de la jeunesse, le ramène aux premières heures de son existence. Il redevient enfant. Ce n’est plus le mécanicien Jack, c’est le petit Jack (par un k), le filleul de lord Peambock, le blondin tout en velours d’Ida de Barancy, qui attend sa mère…

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