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– Je l’ai maté.

Cette pensée, jointe à l’accueil si empressé des Roudic, achevait de le mettre de bonne humeur.

Vraiment vous auriez vu le poète et l’apprenti descendre bras dessus bras dessous les rues d’Indret, se promener en causant sur la levée de la Loire, vous les eussiez pris pour deux amis véritables. Jack était si heureux de parler de sa mère, de demander des nouvelles, des détails, de respirer, pour ainsi dire, sa présence sur les traits de celui qu’elle aimait tant. Ah! s’il avait su qu’elle était si près de lui et que, depuis une heure, d’Argenton, combattu par un reste de pitié et son égoïsme jaloux, se demandait:

«Faut-il lui dire qu’elle est là?»

Le fait est qu’en venant pontifier à Indret, le poète ne s’attendait pas à un pareil dénoûment. Certes, il eût été ravi d’amener devant la mère l’enfant coupable, humilié, à qui décemment elle n’eût pu faire aucune caresse; mais lui conduire ce héros triomphant, ce martyr d’une erreur judiciaire, assister aux effusions, aux attendrissements de ces deux cœurs qui ne voulaient pas cesser de battre l’un pour l’autre, cela, c’était au-dessus de ses forces.

Cependant, pour commettre une telle cruauté, pour refuser à Charlotte et à son fils la joie de se revoir après les avoir ainsi rapprochés, il lui fallait des prétextes, des subterfuges, quelque raison ayant une apparence de justice et pouvant surtout se formuler avec de grands mots. Cette raison-là, ce fut Jack qui la lui fournit.

Figurez-vous que ce pauvre petit Jack, pris à cette douceur inusitée, eut tout à coup un élan, un besoin de confiance, et s’avisa d’avouer à M. d’Argenton que, décidément, il ne se sentait aucun goût pour l’existence qu’il menait, qu’il ne ferait jamais un bon ouvrier, qu’il était trop seul, trop loin de sa mère, qu’on pourrait peut-être lui trouver une vie plus conforme à ses goûts, plus en rapport avec ses forces… Oh! ce n’était pas le travail qui lui faisait peur!… Seulement il aurait voulu un travail où les bras eussent moins à faire, et le cerveau un peu plus.

En parlant ainsi, Jack serrait la main du poète et la sentait à mesure se détendre, se refroidir, se retirer. Subitement, il retrouva devant lui le visage impassible, le regard bleu-cruel de l’ancien «ennemi.»

– Vous me faites beaucoup de peine, Jack, beaucoup de peine; et votre mère serait désolée si elle vous voyait dans des dispositions pareilles. Vous avez donc oublié ce que je vous ai dit tant de fois: «Il n’y a pas de pires êtres au monde que les rêveurs… Méfions-nous des utopies, des rêvasseries… Ce siècle est un siècle de fer… À l’action, Jack, à l’action!»

Il dut en entendre comme cela pendant une heure, le malheureux enfant, une heure de cette morale autrement glacée, aiguë et pénétrante que la pluie qui tombait en ce moment, autrement sombre que la nuit qui commençait à envelopper le paysage.

Or, tandis qu’ils se promenaient de long en large sur la levée, il y avait là-bas, de l’autre côté du fleuve, une femme qui, s’ennuyant d’attendre dans sa chambre d’auberge, était venue sur le quai guetter la barque du passeur d’où allait descendre tout à l’heure cet affreux petit criminel, son enfant bien-aimé qu’elle n’avait pas vu depuis deux ans. Mais d’Argenton le tenait maintenant, son prétexte. Dans les dispositions mauvaises où se trouvait ce garçon-là, la vue de sa mère ne pourrait que l’affadir, lui enlever son restant de courage… Il était plus prudent qu’il ne la vît pas… Charlotte serait assez raisonnable pour le comprendre et faire ce sacrifice à l’intérêt de son fils. «La vie n’est pas un roman, que diable!…»

Et c’est ainsi que, bien que séparés seulement par la largeur du fleuve, si près l’un de l’autre qu’en s’appelant un peu fort ils auraient pu s’entendre, Jack et sa mère ne se virent pas, ce soir-là, ni de longtemps encore.

VIII LA CHAMBRE DE CHAUFFE

Comment est-il possible que des journées si longues, si durement et complètement remplies, arrivent à faire des années si courtes?

Deux ans, voilà deux ans déjà que Zénaïde est mariée et que Jack a été le héros d’une terrible aventure. Qu’a-t-il fait pendant ces deux ans? Il a travaillé, peiné, suivi étape par étape le chemin qui mène l’apprenti au savoir et à la paye de l’ouvrier. Il a passé de l’étau au dressage du fer. On l’a fait forger au «mouton,» puis au marteau. Ses mains ont pris des calus, son intelligence aussi. Le soir, il tombe de fatigue dans son lit, car il n’est pas fort, dort tout d’un trait, et recommence le lendemain une existence découragée, sans but, sans distraction. Le cabaret lui fait horreur depuis le fameux voyage à Nantes. La maison des Roudic est triste. M. et madame Mangin sont installés au Pouliguen, sur la côte, et tout le logis paraît inhabité depuis le départ de cette grosse fille, comme sa chambre a semblé vide du jour où elle a fait enlever son armoire, la grande armoire au trousseau.

Madame Roudic ne sort plus, reste assise à un coin de fenêtre dont le rideau est toujours baissé, – elle n’attend plus personne maintenant, – et traîne ses jours, indifférente, automatique, laissant sa vie s’en aller comme le sang d’une blessure ouverte. Il n’y a que le père Roudic qui garde la sérénité de sa conscience heureuse. Ses petits yeux si fins, si aiguisés, ont conservé l’acuité de leur regard qui contraste étrangement avec cette âme naïve, aveugle et crédule, pour laquelle le mal n’existe pas.

D’événements dans la vie de Jack, pas le moindre. Le dernier hiver a été très rude, la Loire a fait de grands dégâts, envahi presque toute l’île, dont une partie est restée sous l’eau quatre mois. On a travaillé dans l’humide, respiré du brouillard et des miasmes de marais. Jack a beaucoup toussé, passé bien des heures de fièvre à l’infirmerie; mais ce ne sont pas là des événements. De loin en loin une lettre d’Étiolles est arrivée, très tendre quand sa mère avait écrit en cachette, sermonneuse et froide quand le poète avait dicté par dessus son épaule. Les faits et gestes de d’Argenton tenaient toujours une grande place dans les épanchements de sa patiente victime. Jack avait appris ainsi que, la Fille de Faust terminée, lue aux comédiens du Théâtre-Français, ces drôles avaient eu l’audace de la refuser à l’unanimité et s’étaient en revanche attirés un mot bien cruel. Une grande nouvelle encore, la réconciliation avec les Moronval, admis dorénavant à la table de «parva domus» où ils amenaient, le dimanche, des petits «pays chauds» de toutes les couleurs qui effrayaient fort la mère Archambauld.

Moronval, Mâdou, le Gymnase, comme tout cela était loin de lui, plus loin qu’il n’y avait de distance entre Indret et le passage des Douze-Maisons, plus loin qu’il n’y avait d’années entre ce passé fantastique et ce présent si lugubre! Le Jack de ce temps-là lui faisait l’effet d’un Jack d’une race supérieure et plus fine, qui n’avait rien laissé de ses cheveux blonds, de son grain de peau rosé et doux, à ce grand diable, tanné, efflanqué, aux pommettes rouges, au dos voûté, aux épaules hautes si maigres sous sa blouse.

Ainsi se trouvaient justifiées les paroles de M. Rivals: «Ce sont les différences sociales qui font les grandes séparations.»

Encore une tristesse pour Jack, le souvenir de ces Rivals. Malgré les observations de d’Argenton, il a gardé dans son cœur une reconnaissance infinie à cet excellent homme, une amitié tendre pour la petite Cécile, et tous les ans, au premier janvier, il leur écrit une longue lettre. Eh bien! voici deux fois que ses lettres restent sans réponse. Pourquoi? Qu’a-t-il pu leur faire encore, à ceux-là?

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