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Jack était bien de cet avis.

XI LA VIE N EST PAS UN ROMAN

Un dimanche matin, un peu après l’arrivée du train de dix heures, qui avait amené Labassindre et une bruyante cargaison de Ratés, Jack, en train de guetter un écureuil autour du fameux piège, entendit sa mère l’appeler.

La voix venait du cabinet de travail du poète, de ce laboratoire solennel d’où tombaient les colères, les observations désœuvrées, la surveillance maussade de l’ennemi. Averti par l’accent de sa mère ou seulement par cette intelligence des nerfs si subtile chez certains êtres, l’enfant se dit: «C’est pour aujourd’hui…» et monta l’escalier à vis en tremblant.

Depuis plus de dix mois qu’il n’avait pénétré dans le sanctuaire, bien des changements s’y étaient opérés. La majesté du lieu lui sembla atténuée. Les tentures mangées par le soleil, imprégnées de la fumée des pipes, le divan algérien crevé, la table en chêne fendue en maint endroit, l’encrier boueux, les plumes rouillées, disaient que les discussions et la flâne avaient apporté là cette banalité qui erre dans les salles d’estaminet.

Seule, la chaire Henri II trônait toujours au milieu de ces débris avec une immuable autorité. C’est là que d’Argenton était assis pour recevoir l’enfant, tandis que Labassindre et le docteur Hirsch se tenaient debout à ses côtés comme des assesseurs de justice et que les visiteurs de la semaine, le neveu de Berzelius et deux ou trois autres barbes grises, s’étalaient sur le canapé entouré d’un nuage de fumée.

Jack vit tout cela en un clin d’œil, le tribunal, le juge, les témoins, et sa mère, là-bas, debout à une fenêtre ouverte, qui semblait regarder au loin très fixement dans la campagne, comme pour détacher son attention, sa responsabilité, de ce qui allait se passer.

– Viens çà, mignot, dit le poète, à qui sa chaire en vieux chêne donnait parfois des velléités de «viel langaige,» viens çà.

Sa voix, dans ces intonations précieuses, conservait une telle dureté de timbre, une telle inflexibilité de forme qu’on eût pu croire que c’était le fauteuil Henri II lui-même qui parlait.

– Je te l’ai dit bien des fois, enfant: la vie n’est pas un roman. Tu as pu t’en rendre compte en me voyant souffrir, me débattre, au premier rang dans la mêlée littéraire, sans jamais ménager ni mon temps ni mes forces, parfois lassé, jamais vaincu, et m’obstinant, malgré la destinée, à combattre le bon combat. Maintenant, c’est à ton tour de descendre dans la lice. Te voilà devenu un homme.

Il n’avait guère plus de douze ans, le pauvre petit.

– Te voilà devenu un homme. Il s’agit de nous prouver que tu n’en as pas seulement l’âge et la taille, mais qu’il t’en vient aussi le cœur. Je t’ai laissé pendant plus d’un an te développer dans la libre nature, donner tout le jeu nécessaire à tes muscles et à ton esprit. D’aucuns m’ont accusé de ne pas m’occuper de toi. Ah! routine!… Je te surveillais, au contraire, je t’étudiais, je ne te perdais pas de l’œil une minute. Grâce à ce long et minutieux travail, grâce surtout à cette infaillible méthode d’observation que je me flatte de posséder, je suis arrivé à te connaître. J’ai vu quels étaient tes instincts, tes aptitudes, ton tempérament. J’ai compris dans quel sens il fallait agir pour le mieux de ton intérêt, et, après avoir soumis mes observations à ta mère, j’ai agi.

À cet endroit de son sermon, d’Argenton s’arrêta pour recevoir les félicitations de Labassindre et du docteur Hirsch, pendant que le neveu de Berzelius et les autres, absorbés silencieusement dans leurs longues pipes, remuaient la tête de haut en bas comme des magots et se contentaient de répéter avec des airs prudhommesques: «Bon, cela!… Bon, cela!»

Jack, effaré, essayait de distinguer quelque chose dans cette phraséologie incompréhensible, qui passait bien haut par-dessus sa tête, comme une nuée chargée d’éclairs. Il se demandait: «Qu’est-ce qui va me tomber dessus tout à l’heure?»

Quant à Charlotte, elle continuait à regarder dehors, la main au-dessus des yeux, guettant je ne sais quoi au loin dans la campagne.

– Venons au fait, dit subitement le poète en se redressant sur sa chaire et prenant une voix cassante qui cingla l’enfant comme un coup de cravache. La lettre que tu vas entendre t’en apprendra plus long que toutes les explications. Commence, Labassindre.

Grave comme un greffier de conseil de guerre, le chanteur prit dans sa poche une lettre de paysan ou de conscrit, grossièrement pliée et cachetée, et lut, après deux ou trois mugissements caverneux:

Fonderie d’Indret (Loire-Inférieure).

Mon cher frère, selon que je t’avais marqué dans ma dernière, j’ai parlé au directeur pour le jeune homme de ton ami, et malgré que ce jeune homme soit encore bien jeune et pas dans les conditions qu’il faudrait pour être apprenti, le directeur m’a permis que je le prenne comme apprenti. Il aura son logement et sa nourriture chez nous, et je te promets de faire en sorte qu’il soit dans quatre ans un bon ouvrier. Tout le monde d’ici va bien. Ma femme et Zénaïde te disent bien des choses, et le Nantais aussi, et moi aussi.

ROUDIC,

Chef d’atelier aux halles de montage.

– Tu entends, Jack! reprit d’Argenton, l’œil allumé, le bras tendu, dans quatre ans tu seras un bon ouvrier, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus beau, de plus fier sur cette terre de servitude. Dans quatre ans tu seras cette chose sainte: le bon ouvrier.

Il avait bien entendu, parbleu! «le bon ouvrier.» Seulement il ne comprenait pas bien, il cherchait.

À Paris, quelquefois l’enfant avait vu des ouvriers. Il y en avait qui habitaient dans le passage des Douze-Maisons; et tout auprès du Gymnase, une fabrique de phares dont il guettait souvent la sortie, laissait s’échapper, vers six heures, une troupe d’hommes aux blouses tachées d’huile, aux mains noires, rudes, déformées par le travail.

Cette idée qu’il porterait une blouse le frappa tout d’abord. Il se rappelait le ton de mépris dont sa mère disait autrefois «ce sont des ouvriers, des gens en blouse,» le soin avec lequel elle évitait dans la rue le frôlement salissant de leurs vêtements souillés. Toutes les belles tirades de Labassindre sur la fonction, l’influence de l’ouvrier au dix-neuvième siècle, venaient, il est vrai, contredire ou atténuer ces souvenirs vagues dans son esprit. Mais ce qu’il saisit de bien net, de bien désolant, c’est qu’il faudrait partir, quitter la forêt dont il voyait d’ici les cimes vertes, la maison des Rivals, sa mère enfin, sa mère qu’il avait si péniblement reconquise et qu’il aimait tant.

Qu’est-ce qu’elle avait donc, mon Dieu, a rester toujours à cette fenêtre, détachée de tout ce qui se disait autour d’elle? Pourtant, depuis un moment, elle avait perdu son immobilité indifférente. Un frisson convulsif la secouait toute, et sa main, qu’elle tenait au-dessus de ses yeux, se rabattait comme pour cacher des larmes. C’était donc bien triste ce qu’elle venait de voir là-bas, dans la campagne, à l’horizon où se couchent les jours, où disparaissent tant de rêves, d’illusions, de tendresses et de flammes?

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