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Et les «petits pays chauds» que devenaient-ils au milieu de tout cela?

Seule, madame Moronval, qui avait gardé les bonnes traditions du pensionnat Decostère, prenait son rôle au sérieux; mais les racommodages, la cuisine, le soin de ce grand établissement délabré, absorbaient une bonne part de son temps.

Il fallait bien qu’au moins pour sortir les uniformes fussent en ordre, car les élèves étaient très fiers de leurs tuniques, toutes indistinctement chamarrées de galons jusqu’au coude. Au gymnase Moronval, comme dans certaines armées de l’Amérique du Sud, il n’y avait que des sergents, et c’était une bien légère compensation aux tristesses de l’exil, aux mauvais traitements du maître.

C’est qu’il ne plaisantait pas, le mulâtre! Dans les premiers jours du trimestre, quand sa caisse s’emplissait, on le voyait encore sourire; mais le reste du temps, il se vengeait volontiers sur ces peaux noires, de ce qu’il avait de sang nègre dans les veines.

Sa violence acheva ce que son indolence avait commencé.

Bientôt quelques correspondants, des armateurs, des consuls, s’émurent de l’éducation perfectionnée du gymnase Moronval. On retira plusieurs enfants. De quinze qu’ils avaient été, les «petits pays chauds» ne restèrent plus que huit.

«Nombre d’élèves limité,» disait le prospectus. Il n’y avait plus que cette phrase-là de vraie.

Une sombre tristesse planait sur le grand établissement dégarni, on était même sous la menace d’une saisie, quand tout à coup le petit Jack arriva, conduit par Constant.

Certes, ce n’était pas la fortune, ce trimestre payé d’avance; mais Moronval avait compris tout l’avantage qu’on pouvait tirer de la situation de ce nouvel élève, et de cette mère bizarre qu’il devinait déjà sans la connaître.

Aussi ce jour-là fut une courte trêve dans les rigueurs et les colères du mulâtre. Il y eut en l’honneur du nouveau un grand dîner où tous les professeurs assistèrent, et les «petits pays chauds» eurent une goutte de vin, ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps.

III GRANDEUR ET DÉCADENCE DU PETIT ROI MADOU-GHÉZO

Si le gymnase Moronval existe encore, ce que je me plais à croire, je signale à la commission de salubrité le dortoir de cette respectable usine comme l’endroit le plus malsain, le plus extravagant, le plus humide, où l’on ait jamais fait coucher des enfants.

Figurez-vous un long bâtiment tout en rez-de-chaussée, sans fenêtre, éclairé seulement d’en haut par un vitrage au plafond et parfumé d’une odeur indélébile de collodion et d’éther, car il avait servi autrefois aux préparations photographiques. La chose était située dans un de ces fonds de jardin parisien où se dressent de grands murs sombres, muets, couverts de lierre, dont l’ombre répand une moisissure partout où elle traîne.

Le dortoir s’appuyait, à l’envers d’un superbe hôtel, contre une écurie remplie à toute heure des coups de pieds des chevaux et du bruit d’une pompe, sans cesse jaillissante, ce qui complétait bien l’aspect détrempé de cette boîte à rhumatismes, entourée, à mi-hauteur de ses murailles, d’une sinistre bande verte comme d’une ligne de flottaison.

D’un bout de l’année à l’autre, c’était toujours humide, avec cette différence que, selon les saisons, l’humidité était ou très froide ou très chaude. L’été, cette boîte sans air, surchauffée par son vitrage, évaporant au frais de la nuit toute sa chaleur du jour, s’emplissait de buée comme un cabinet de bain, transpirait de toutes ses pierres lézardées.

En outre, une foule de bestioles entretenues par le voisinage du vieux lierre, attirées par la clarté du verre, s’introduisaient à travers les moindres fissures, voletaient ou couraient au plafond avec des susurrements, des crépitements, puis lourdement se laissaient choir sur les lits, tentées par la blancheur des draps.

L’humidité d’hiver valait encore mieux. Le froid tombait du ciel avec des scintillements d’étoiles, montait de la terre par les fentes des cloisons et la minceur du plancher; mais on pouvait se blottir dans ses couvertures, ramener ses genoux jusqu’au menton et se réchauffer au bout d’une couple d’heures.

L’œil paternel de Moronval avait compris tout de suite la destination à donner à cette espèce de hangar inutile, isolé parmi un tas de balayures, et recouvert de cette teinte noirâtre dont les averses mêlées aux fumées de Paris imprègnent vite les bâtiments abandonnés.

– Ici le dortoir! avait dit le mulâtre sans hésiter.

– Ce sera peut-être un peu humide… hasarda doucement Mme Moronval.

Il ricana:

– Nos petits pays chauds seront au frais…

Raisonnablement il y avait de la place pour dix lits; on en installa une vingtaine, avec un lavabo au fond, un méchant tapis sous la porte, et ce fut le dôtoi, comme il disait.

Pourquoi pas, après tout? Un dortoir est un endroit où l’on dort. Eh bien! les enfants y dormaient malgré la chaleur, le froid, le manque d’air, les bêtes, le bruit de la pompe, et les furieux coups de pied des chevaux. Ils attrapaient des rhumatismes, des ophthalmies, des bronchites; mais ils dormaient les poings fermés, paisibles, souriants, soupirants, saisis par ce bon engourdissement du sommeil qui suit le jeu, l’exercice et les jours sans souci.

Ô sainte enfance!

… La première nuit, par exemple, Jack ne put fermer l’œil. Jamais il n’avait couché dans une maison étrangère; et le dépaysement était grand de sa petite chambre, éclairée d’une veilleuse, remplie de ses jouets favoris, avec l’obscurité, la bizarrerie de l’endroit où il se trouvait.

Sitôt les élèves couchés, le domestique noir avait emporté la lampe, et depuis lors Jack était resté éveillé.

À la lueur blafarde qui tombait du vitrage chargé de neige, il regardait ces lits de fer rangés pied contre pied dans toute la longueur de la salle, le plupart inoccupés, tout plats, leurs couvertures enroulées sur un bout; sept ou huit seulement remplis, bombés par les mouvements des dormeurs et s’animant d’un souffle, d’un ronflement, d’une toux creuse, étouffée sous les draps.

Le nouveau avait la meilleure place, un peu à l’abri du vent de la porte et du train de l’écurie. Il n’avait pas chaud tout de même, et le froid, joint à l’imprévu de la vie où il entrait, lui tenait les yeux ouverts. Bercé par le vague de la longue veille, il revoyait toute sa journée en masse, illuminée de détails très précis, comme il arrive souvent dans le rêve où la pensée, traversée de grandes lacunes, se rattache toujours à elle-même par des fils brillants imprégnés de souvenirs.

Ainsi, la cravate blanche de Moronval, sa silhouette de grande sauterelle, où les coudes serrés au corps ressortaient derrière le dos comme des pattes, les lunettes énormément bombées du docteur Hirsch, son paletot étoilé de taches, étaient présents à l’esprit de l’enfant, et surtout, oh! surtout, le regard hautain, glacial, ironique et bleu de «l’ennemi.»

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