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Tout à coup, la nouvelle de ce vol. Ah! mon ami, je fus épouvanté. Combien j’en voulais à la faiblesse de ta mère, à la tyrannie de ce monstre, qui t’avaient perdu en te jetant sur une mauvaise route. Je respectai cependant la sympathie, la tendresse qu’il y avait pour toi dans le cœur de mon enfant. Je n’eus pas le courage de la détromper, attendant chez elle un âge plus avancé, une raison plus solide, pour qu’elle supportât mieux sa première déception… D’ailleurs, je savais bien, par l’exemple de sa mère, qu’il est des terrains si vivaces que tout ce qu’on y jette s’y enracine, s’y fortifie encore des résistances. Je sentais que tu étais enraciné dans ce petit cœur-là, et je comptais sur le temps, sur l’oubli, pour t’en arracher. Eh bien! non, rien n’y a fait. Je m’en suis aperçu le jour où, après t’avoir rencontré chez le garde, j’ai annoncé à Cécile ta visite pour le lendemain. Si tu avais vu ses yeux briller, et comme elle a travaillé toute la journée. Chez elle, c’est un signe: les grandes émotions se marquent par plus d’activité, comme si son cœur, battant à coups trop précipités, avait besoin de se régulariser au mouvement de son aiguille ou de sa plume.

Maintenant, écoute-moi, Jack! Tu aimes ma fille, n’est-ce pas? Il s’agit de la gagner, de la conquérir, en sortant de la condition où l’aveuglement de ta mère t’a fait descendre. Je t’ai vu de près pendant ces deux mois; le moral et le physique vont bien. Donc voici ce qu’il faut faire: travaille pour être médecin, tu prendras ma suite à Étiolles. J’avais d’abord pensé à te garder ici, mais j’ai compté qu’il te faudrait quatre ans en piochant ferme, pour devenir officier de santé, ce qui suffit dans nos campagnes, et, pendant ce temps, ta présence réveillerait dans le pays le triste roman que je viens de te raconter. Puis, il est cruel à un honnête homme de ne pas gagner sa vie. À Paris, tu feras deux parts de la tienne: ouvrier pendant le jour, tu étudieras, le soir, dans ta chambre, à la clinique, dans tous ces cours qui font de Paris la ville étudiante et savante. Tous les dimanches, nous t’attendrons. J’inspecterai ton travail de la semaine, je te guiderai, et la vue de Cécile te donnera des forces… Je ne doute pas que tu n’arrives, et vite… Ce que tu vas entreprendre, Velpeau et d’autres l’ont fait. Veux-tu l’essayer? Cécile est au bout de cet effort.

Jack se sentait si ému, si troublé, ce qu’il venait d’entendre était si touchant, si extraordinaire, la perspective qu’on lui ouvrait lui paraissait tellement belle, qu’il ne trouva pas un mot à dire, et pour toute réponse il sauta au cou de l’excellent homme.

Mais un doute, une crainte, lui restaient encore. Peut-être Cécile n’éprouvait-elle pour lui qu’une amitié de sœur. Et puis, quatre ans, c’était bien long; consentirait-elle à l’attendre jusque-là?

– Dam! mon garçon, dit M. Rivals gaiement, ce sont là des choses tout à fait personnelles auxquelles je ne puis répondre… mais je t’autoriserai à t’en informer toi-même. Elle est là-haut. Je viens de l’entendre remonter tout à l’heure. Va lui parler.

Lui parler! C’était vraiment bien difficile. Essayez donc de dire un mot, quand le cœur vous bat à tout rompre et que l’émotion vous serre à la gorge.

Cécile écrivait dans «la pharmacie.» Jamais elle n’avait paru à Jack si belle, si imposante, pas même le jour où, pour la première fois, il l’avait revue après sept ans d’absence. Mais chez lui, quel changement depuis ce jour-là! La beauté morale reconquise ennoblissait ses traits, ôtait à tous ses gestes la timidité de leur disgrâce. Il n’en était pas moins humble devant elle.

– Cécile, dit-il, je vais partir.

À cette annonce de départ, elle s’était levée, très pâle.

– Je vais reprendre mon dur labeur. Mais, maintenant, ma vie a un but. Votre grand-père m’a permis de vous dire que je vous aimais, et que j’allais travailler à vous conquérir.

Il tremblait tellement, il parlait si bas, que tout autre que Cécile n’aurait su distinguer ce qu’il disait. Mais elle l’entendait bien, elle; et pendant que par tous les coins de la grande salle le passé réveillé s’agitait dans les rayons du soleil couchant, la jeune fille écoutait cette déclaration d’amour, comme un écho de toutes ses pensées, de tous ses rêves depuis dix ans… Et c’était une enfant si singulière, qu’au lieu de rougir et de cacher son visage, ainsi que font en pareil cas les jeunes personnes de bonne famille, elle restait debout avec un beau sourire reflété dans ses yeux pleins de larmes. Elle savait bien que cet amour allait être traversé d’épreuves, de longues attentes, de tous les tourments de la séparation; mais elle se faisait forte pour donner à Jack plus de courage. Quand il eut fini de lui expliquer ses projets:

– Jack, répondit-elle en lui tendant sa petite main fidèle, je vous attendrai quatre ans, je vous attendrai toujours, mon ami.

IV LE CAMARADE

Dis donc, la Balafre, tu ne connais rien dans le fer, toi?… Voilà un garçon qui vient des paquebots qui voudrait s’embaucher.

Celui qu’on appelait la Balafre, grand diable en vareuse et en casquette, le visage traversé d’une longue cicatrice témoignant d’un ancien accident, s’approcha du comptoir, car c’est presque toujours chez un marchand de vin du faubourg que ces scènes d’embauchage se passent, toisa des pieds à la tête le compagnon qu’on lui présentait, lui tâta les biceps:

– Ça manque un peu d’abattis, dit-il d’un air doctoral, mais du moment qu’il a été dans la chauffe…

– Trois ans, dit Jack.

– Eh bien! ça prouve que tu es plus fort que tu n’en as la mine… Va-t-en chez Eyssendeck, la grande maison de la rue Oberkampf. On demande des journaliers au découpoir et au balancier. Tu diras au contre-coup que c’est la Balafre qui t’envoie… À présent, si tu veux payer un canon de la bouteille [4].

Jack paya le canon demandé, s’en alla à l’adresse qu’on venait de lui donner, et une heure après, engagé chez Eyssendeck à six francs la journée, il suivait la rue du Faubourg-du-Temple, l’œil brillant, la tête haute, en cherchant un logement pas trop loin de la fabrique. Le soir venait, la rue était très animée par le lundi, jour férié maintenant dans tous les quartiers excentriques, et sur cette longue voie en pente, c’était une circulation ininterrompue de gens descendant vers la ville ou remontant vers l’ancienne barrière. Les cabarets ouverts débordaient jusque sur les trottoirs. Sous les larges portes cochères, les charrettes, les haquets, dételés, les brancards en l’air, annonçaient la journée finie. Quel tumulte, surtout au delà du canal, quel fourmillement sur ce pavé rocailleux, escarpé, disjoint d’avance pour les révolutions par toutes les petites charrettes à bras qui le sillonnent sans cesse, longeant les ruisseaux, chargées de victuailles, de légumes à bas prix, de poisson étalé, tout un marché ambulant où les ouvrières – pauvres femmes que le labeur quotidien éloigne du logis – achètent le souper de la famille juste au moment de le préparer! Et des cris de halles, des cris de Paris, les uns gais, montant aux notes aiguës, les autres si ralentis, si monotones, qu’ils paraissent traîner à leur suite tout le poids de la marchandise annoncée:

«J’ai des petits pigeonneaux!…

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