Литмир - Электронная Библиотека
A
A

On me demandait des renseignements, des nouvelles, mais on voyait bien à mon air que je n’étais pas heureux. On remarquait que le comte était absent, que Madeleine et sa mère ne sortaient jamais, et bientôt je me sentis entouré d’une sympathie compatissante qui me semblait plus pénible que tout.

Je ne connaissais pourtant pas encore entièrement mon malheur. Ma fille ne m’avait pas confié son secret: un enfant allait naître de cette union menteuse, illégitime, déshonorante… Quelle triste maison nous faisions alors!… Entre ma femme et moi, atterrés et muets, Madeleine cousait sa layette, ornait de rubans et de dentelles ces petits objets qui sont la joie et l’orgueil des mères, et qu’elle ne pouvait regarder sans honte, du moins je le croyais: la moindre allusion au misérable qui l’avait trompée la faisait pâlir et frissonner, la pensée d’avoir appartenu à «ça» semblait la gêner comme une souillure. Mais ma femme, qui y voyait plus clair que moi, me disait quelquefois: «Tu te trompes… je suis sûr qu’elle l’aime encore.» Oui, elle l’aimait, et, si grands que fussent son mépris et sa haine, l’amour était encore plus fort dans son cœur. Ce qui la tua certainement, ce fut le remords de continuer à aimer un être indigne; car elle mourut bientôt, quelques jours après nous avoir donné notre petite Cécile. On eût dit qu’elle n’avait attendu que cela pour s’en aller. Nous trouvâmes sous son oreiller une lettre pliée, usée aux plis, la seule que Nadine lui eût écrite avant son mariage, et dont les lignes étaient effacées, trempées de larmes. Elle avait dû la relire souvent, mais elle était bien trop fière pour en convenir, et elle mourut sans prononcer une seule fois ce nom qu’elle avait, j’en suis sûr, toujours au bord des lèvres.

– Tu es étonné, n’est-ce pas, mon enfant, que dans une petite maison tranquille, au village, il ait pu tenir un de ces drames noirs et compliqués qui ne semblent possibles que dans la confusion de grandes villes comme Londres ou Paris? Quand le destin atteint ainsi, par hasard, un coin si bien caché derrière des haies et des bois d’aulnes, il me fait penser à ces balles perdues tuant pendant la bataille un laboureur au bord du champ ou un enfant qui revient de l’école. C’est la même barbarie aveugle.

Je crois que si nous n’avions pas eu la petite Cécile, ma femme serait morte avec sa fille. Sa vie, à partir de ce jour, ne fut qu’un long silence, gros de regrets et de reproches. Tu l’as vu du reste… Mais il fallait élever cette enfant, l’élever à la maison en lui laissant ignorer le malheur de sa naissance. Terrible tâche que nous nous étions donnée là! Nous étions, il est vrai, à jamais débarrassés du père, mort quelques mois après sa condamnation. Malheureusement, deux ou trois personnes dans le pays savaient toute l’histoire. Il s’agissait de préserver Cécile d’un bavardage, et surtout d’une de ces cruautés naïves dont les enfants ont le secret, qu’ils débitent la bouche souriante et les yeux clairs, innocents délateurs de tout ce qu’ils entendent. Tu sais comme la petite était solitaire avant de le connaître. Grâce à cette précaution, elle ignore encore maintenant dans quelle effroyable tempête elle est née. On lui a dit seulement qu’elle était orpheline, et, pour lui expliquer ce nom de Rivals qu’elle porte, que sa mère s’était mariée dans la famille.

C’est égal, n’est-ce pas une preuve qu’il y a bien des braves gens en ce monde, que cette entente tacite de tout un petit pays si bavard d’habitude et si cancannier? Parmi ceux qui savaient notre malheur; il ne s’est trouvé personne pour faire devant Cécile la moindre allusion désolante, pour prononcer même un mot qui eût pu lui donner l’éveil sur le drame qui s’est joué autour de son berceau. Cela n’empêchait pas la pauvre grand’mère d’être dans des transes continuelles. Elle avait peur surtout des questions de l’enfant, et je les craignais comme elle; mais j’avais des préoccupations autrement cruelles et profondes. Ces mystères de l’hérédité sont si terribles! Qui sait si la fille de ma fille n’avait pas apporté avec elle en naissant quelque instinct effroyable, cette succession du vice qu’à défaut d’autre fortune ces misérables lèguent parfois à leurs enfants. Oui, je peux te dire cela à toi, Jack, qui connais ce miracle de grâce et de pureté, j’avais peur à tout moment de voir apparaître le père dans ces traits divins, de retrouver dans cette voix candide l’héritage paternel perverti encore par toutes les ressources coquettes de la femme. Mais quelle joie aussi, quelle fierté de voir se perfectionner dans l’enfant une image exquise, affinée, de sa mère, quelque chose comme un de ces portraits qu’on refait de mémoire, en y ajoutant le charme, l’intensité d’un regret! Je reconnaissais ce sourire bon et railleur, ces yeux tendres mais fiers, plus fiers encore que ceux de Madeleine, cette bouche bienveillante et sévère qui saurait si bien dire «non,» et toutes les rectitudes de la grand’mère, sa vaillance, sa ferme volonté.

Cependant l’avenir m’effrayait. Ma petite-fille ne pourrait pas toujours ignorer son malheur et le nôtre. Il y a des circonstances où les registres des mairies s’ouvrent tout grands, et sur celui d’Étiolles elle est inscrite avec cette triste mention: «Père inconnu.» Pour nous, le mariage de Cécile, c’était le moment redoutable. Qu’arriverait-il si elle s’éprenait d’un homme qui, en connaissant la vérité, se retirerait pour ne pas épouser une enfant naturelle, la fille d’un faussaire?

– Elle n’aimera que nous. Elle ne se mariera pas, disait la grand’mère… Était-ce possible? Et quand nous ne serions plus là? Quelle tristesse et quel danger, avec une beauté pareille, de rester dans la vie sans protecteur! Et pourtant comment faire? On ne pouvait associer à cette destinée exceptionnelle qu’une destinée exceptionnelle aussi. Où la trouver? Ce n’était pas dans un village où chaque famille s’étale au grand air, au grand jour, en espalier, où chacun se connaît, s’épie et se juge… À Paris, nous ne connaissions personne; et puis, Paris, c’est le gouffre… C’est alors que ta mère vint s’installer dans le pays. On la croyait mariée avec ce d’Argenton; mais lorsque je commençai à les voir, la femme d’Archambauld m’avertit très secrètement de l’irrégularité du ménage. Ce fut pour moi une lumière. Je me dis, en te voyant: «Voilà le mari de Cécile.» Dès ce moment, je te considérai comme mon petit-fils, je commençai à t’élever, à t’instruire…

Oh! lorsqu’après la leçon je vous voyais dans un coin de la pharmacie, si heureux, si unis, toi plus fort et plus grand qu’elle, elle, déjà plus raisonnable que toi, j’étais pris d’une émotion, d’une pitié tendre, devant l’amitié naissante qui vous attirait l’un vers l’autre. Et plus Cécile t’ouvrait sa petite âme naïve, plus ton intelligence se développait, allait, avide d’apprendre, aux belles et grandes choses, plus j’étais fier et content de mon idée. J’avais tout préparé dans mon esprit. Je vous voyais à vingt ans venant me dire:

– Grand-père, nous nous aimons.

Et moi je répondais:

– Je crois bien qu’il faut vous aimer, et vous aimer bien fort, pauvres petits réprouvés que vous êtes… car dans la vie vous serez tout l’un pour l’autre.

Voilà pourquoi tu m’as vu si terriblement en colère, quand cet homme a voulu faire de toi un ouvrier. Il me semblait que c’était mon enfant, le mari de ma petite Cécile, qu’on m’enlevait. Tout mon plan merveilleux s’écroulait, jeté de la même hauteur d’où l’on te précipitait dans l’action. Que je les ai maudits, tous ces fous, avec leurs visées humanitaires! Pourtant, je gardais encore un espoir. Je me disais: «Les rudes épreuves du commencement font souvent des hommes bien trempés. Si Jack prend le dessus de sa tristesse, s’il lit beaucoup, s’il garde sa tête dans l’idéal pendant que ses bras s’agiteront, il restera digne de la femme que je lui destine.» Les lettres que nous recevions de toi, si tendres, si élevées, m’entretenaient dans ces pensées. Nous les lisions ensemble, Cécile et moi, et l’on parlait de toi tous les jours.

107
{"b":"125338","o":1}