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– Ma foi! mon cher Rivals, me dit-il, je ne connais pas le comte de Nadine. Il m’a fait l’effet d’un excellent garçon. Je sais qu’il porte un grand nom, qu’il est bien élevé. C’est plus qu’il n’en faut pour tenir un affût ensemble. Maintenant, il est clair que si j’avais à lui donner ma fille en mariage, j’irais un peu plus au fond des choses. À votre place, je m’adresserais à l’ambassade russe. Ils doivent avoir là tous les renseignements nécessaires.

Tu crois peut-être, mon brave Jack, qu’après cela je n’eus rien de plus pressé que d’aller à l’ambassade. Eh bien! non. J’étais trop insouciant, trop lambin surtout. Dans la vie, je n’ai jamais fait ce que je voulais, faute de temps. Je ne sais si j’en perds, si j’en gaspille; mais mon existence, à quelque âge que je meure, se sera trouvée trop courte de moitié pour tout ce que j’avais à faire. Tourmenté par ma femme au sujet de ces malheureuses informations, je finis par mentir: «Oui, oui, j’y suis allé… Des renseignements excellents… De l’or en barre, ces comtes de Nadine.» Depuis, je me suis rappelé l’air singulier de mon drôle chaque fois qu’il supposait que je partais pour Paris ou que j’en revenais; mais alors je ne voyais rien, j’étais tout entier à ces beaux projets d’avenir dont les enfants emplissaient leurs heureuses journées. Ils devaient habiter avec nous trois mois de l’année, et passer le reste du temps à Saint-Pétersbourg où l’on offrait à Nadine un emploi supérieur dans l’administration. Ma pauvre femme elle-même finissait par partager la joie et la confiance de tous.

La fin de l’hiver se passa en pourparlers, en correspondances continuelles. Les papiers du comte étaient longs à venir, les parents refusaient tout consentement, et pendant ce temps les liens se resserraient de plus en plus, l’intimité croissait tellement que je me disais avec inquiétude: «Et si les papiers n’arrivaient pas!…» Nous les reçûmes enfin: un paquet d’hiéroglyphes serrés, impossibles à déchiffrer, extraits de naissance, de baptême, de libération du service militaire. Ce qui nous amusa, ce fut une page remplie par les titres, noms et prénoms du futur, Ivanovitch Nicolavitch Stéphanovitch, toute une généalogie qui allongeait le nom de famille à chaque génération. – «Vraiment, vous avez tant de noms que cela? lui disait en riant ma pauvre fille, qui s’appelait tout court Madeleine Rivals.» Ah! le gueux, il en avait bien d’autres encore!

Il fut d’abord question de faire le mariage à Paris, en grande pompe, à Saint-Thomas-d’Aquin, mais Nadine réfléchit qu’il ne fallait pas braver à ce point l’autorité paternelle, et la cérémonie eut lieu simplement à Étiolles, dans cette petite église que tu connais et qui garde sur ses registres la preuve d’un irréparable mensonge. Quelle belle journée! Que j’étais content! Il faut être père, vois-tu! pour comprendre ces choses-là. Ma fierté, en entrant dans cette église avec ma fille tremblante à mon bras, et la joie de se dire: «Mon enfant est heureuse, c’est à moi qu’elle le doit.» Oh! ce coup de hallebarde sous le porche me restera dans le cœur toute la vie. Ensuite, après la messe, déjeuner à la maison et départ des enfants en chaise de poste pour leur beau voyage de noces. Je les vois encore tous les deux serrés l’un contre l’autre dans le fond de cette voiture, emportés par le double élan du voyage et de leur bonheur, et bientôt enveloppés d’un nuage de poussière joyeuse où l’on entendait des grelots et des coups de fouet.

Ceux qui s’en vont sont heureux en pareil cas; mais ceux qui restent sont bien tristes. Quand nous nous mîmes à table, le soir, la mère et moi, cette place vide entre nous nous donna bien l’impression de notre isolement. Et puis cela s’était fait trop vite, sans nous laisser le temps de nous préparer à la séparation. Nous nous regardions, stupéfaits. Moi encore j’avais le dehors, mes courses, mes malades; mais la pauvre maman était réduite à faire tourner son regret dans tous les coins du logis qui lui rappelait l’absente. C’est la destinée des femmes. Tous leurs chagrins, toutes leurs joies, leur viennent de l’intérieur, s’y concentrent, s’y incrustent si bien qu’elles les retrouvent dans l’armoire qu’elles rangent ou dans la broderie qu’elles achèvent. Heureusement que les lettres que nous recevions de Pise, de Florence, étaient toutes rayonnantes d’amour et de soleil. Puis, nous nous occupions des enfants. Je leur faisais construire une petite maison à côté de la nôtre. Nous choisissions des tentures, des meubles, des papiers. Et chaque jour nous parlions d’eux: «Ils sont ici… Ils sont là… Ils s’éloignent… Ils se rapprochent.» Enfin, nous attendions ces dernières lettres que les voyageurs jettent, au retour, avec l’envie de les devancer.

Un soir que j’étais rentré très tard de mes visites et que je dînais seul ici, ma femme étant couchée, j’entends un pas précipité dans le jardin, dans l’escalier. La porte s’ouvre. C’est ma fille. Non plus cette belle jeune femme qui était partie un mois auparavant, mais une pauvre enfant, maigrie, pâle, changée, couverte d’une méchante petite robe, un sac de voyage à la main, l’air misérable, égaré et fou.

– C’est moi… me voilà.

– Ah! mon Dieu, qu’est-ce qu’il t’arrive? Et Nadine?

Elle ne répond pas, ferme les yeux, et se met à trembler, à trembler. Tu penses dans quelle angoisse j’étais!

– Par grâce! parle-moi, mon enfant!… Où est ton mari?

– Je n’en ai pas… Je n’en ai plus… Je n’en ai jamais eu.

Et tout à coup, assise près de moi, là où tu es, elle me raconte à voix basse, sans me regarder, son horrible histoire…

Il n’était pas comte, il ne s’appelait pas Nadine. C’était un juif petit-russien du nom de Rœsch, misérable aventurier, batteur d’estrade, un de ces hommes qui ont fait tous les métiers faute de savoir se tenir à aucun. Il était marié à Riga, marié à Saint-Pétersbourg. Tous ses papiers étaient faux, fabriqués par lui. Ses ressources, il les devait à son adresse à contrefaire les billets de la banque russe. C’est à Turin qu’on l’avait arrêté sur un ordre d’extradition. Te figures-tu ma chère petite, seule dans cette ville inconnue, séparée violemment de son mari, apprenant qu’il était bigame et faussaire? car le misérable avouait lui-même tous ses crimes. Elle n’eut qu’une pensée: se réfugier ici, près de nous. Elle avait la tête tellement perdue, c’est elle qui nous le racontait plus tard, qu’à la gare elle ne trouvait plus ses mots et disait à l’employé lui demandant où elle allait: «Là-bas, chez maman…» Elle s’était enfuie, laissant à l’hôtel ses robes, ses bijoux, tout ce que cet infâme lui avait donné, et elle avait fait le voyage d’une traite. Enfin, elle était là, dans l’abri, dans le nid, et pleurait pour la première fois depuis la catastrophe. Je lui disais:

– Tais-toi… Calme-toi… Tu vas réveiller ta mère.

Mais je pleurais encore plus fort qu’elle.

Le lendemain, ma femme apprit tout. Elle ne me fit pas le moindre reproche. «Je savais bien, dit-elle, qu’il nous arriverait quelque malheur de ce mariage.» Elle avait eu des pressentiments, dès le premier jour où cet homme était entré chez nous. Ah! l’on parle de notre diagnostic, à nous autres médecins. Mais qu’est-il en comparaison de ces avertissements, de ces confidences que la destinée chuchote à l’oreille de certaines femmes? Dans le pays, l’arrivée de ma fille fut vite connue:

– Eh bien! monsieur Rivals, nos voyageurs sont donc de retour?

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