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Il descendit lentement, accroché à la rampe. La tête lui tournait.

Oh! non, ce n’était pas leur fête de ce soir qui lui serrait le cœur; mais la pensée de toutes les autres fêtes où il n’avait pas été convié dans la vie, la fête des enfants qui ont un père et une mère à aimer, à respecter, la fête de tous ceux qui ont un nom à eux, un foyer, une famille à eux. Il savait bien aussi une autre fête dont le sort l’exclurait sans pitié, celle de l’amour heureux qui vous unit pour toujours à quelque chose de beau, de loyal et d’honnête. Il n’en serait pas de cette fête-là! Et le malheureux se désolait, sans s’apercevoir que regretter tous ces bonheurs c’était déjà en être digne, et qu’il y avait loin de sa torpeur passée à cette vue si claire de son triste destin, qui, seule, pouvait lui donner la force de le combattre.

Livré a ses pensées lugubres, il s’approchait de la gare de Lyon, de ces quartiers pauvres où la boue semble plus épaisse, le brouillard plus pesant, parce que les maisons y sont noires, les ruisseaux chargés, et que la misère de l’homme aide et augmente toutes les tristesses de la nature. C’était l’heure de la sortie des fabriques. Un peuple hâve et lassé, flot humain qui traînait avec lui bien des découragements et des détresses se répandait sur les trottoirs et la chaussée, vers les boutiques de marchands de vin, vers ces bouges de barrière dont quelques-uns portent pour enseigne: Á LA CONSOLATION, comme si l’ivresse et l’oubli étaient le seul refuge des misérables. Jack, brisé, transi, sentant l’horizon fermé de partout sur sa vie aussi hermétiquement qu’il l’était sur cette soirée d’automne pluvieuse et froide, eut tout à coup un geste et un cri de désespoir.

– Ils ont raison, parbleu!… Il n’y a que ça… il faut boire!

Et, franchissant un de ces seuils souillés par les sommeils abjects ou les batailles meurtrières de l’ivresse, l’ancien chauffeur se fit servir une double mesure de vitriol [3]. Mais voilà qu’au moment de lever son verre, au milieu de la foule confuse et bruyante, dans la fumée des pipes, la buée lourde que faisaient ces souffles avinés, ces blouses trempées de pluie, il lui sembla qu’un sourire céleste s’entr’ouvrait devant lui et qu’une voix profonde et douce murmurait près de son oreille:

– Buvez-vous de l’eau-de-vie, monsieur Jack?

Non, certes, il n’en buvait plus, il n’en boirait plus jamais. Il sortit du cabaret brusquement, laissant son verre plein sur le comptoir où sa monnaie, vivement jetée, retentit dans un étonnement général.

II CONVALESCENCE

Comment Jack, tombé malade à la suite de ce triste voyage, fut prisonnier quinze jours aux Aulnettes, abandonné aux soins du docteur Hirsch qui essayait sur ce nouveau Mâdou son mode de médication par les parfums, comment M. Rivals vint le délivrer, l’emporta chez lui de vive force, le rendit à la vie, à la santé, ce serait peut-être un peu long à raconter, et j’aime mieux vous montrer tout de suite notre ami Jack installé dans un bon fauteuil, à une des fenêtres de la «pharmacie,» avec des livres à portée de sa main et du repos tout autour de lui, un repos rafraîchissant qui vient de l’horizon tranquille, de la maison silencieuse, du pas léger de Cécile mettant dans son inertie juste ce qu’il faut d’activité pour que le convalescent savoure mieux ses longues journées de complète inaction.

Il est si heureux qu’il ne parle même pas, qu’il se contente de tenir ses yeux à moitié ouverts sur cette chère présence, d’écouter l’aiguille de Cécile ou sa plume sur le papier rayé de ses livres de compte.

– Oh! ce grand-père!… Je suis sûre qu’il m’escamote la moitié de ses visites… Hier encore il s’est coupé deux fois… Il m’a soutenu qu’il n’était pas allé chez les Goudeloup, et puis, la minute d’après, il a dit que la femme était un peu mieux. Vous avez dû remarquer cela, n’est-ce pas, Jack?

– Mademoiselle?… dit-il en sursaut.

Il n’a pas entendu, il la regardait, toujours simple, égalé à elle-même, gracieuse sans ces enfantillages voulus, ces sautillements des petites filles qui savent que l’étourderie est une grâce et qui la gâtent par l’affectation. En elle, tout est sérieux, tout est profond. Sa voix résonne dans des espaces de pensées; son regard absorbe et garde la lumière. On sent que tout ce qui entre dans cette âme, que tout ce qui en sort va loin et vient de loin. Cela est si vrai que les mots, cette monnaie courante, usée, effacée, prennent tout à coup, prononcés par elle, une fraîcheur d’empreinte étonnante, comme il leur arrive quelquefois en musique, lorsqu’ils sont enveloppés dans un accord magique de Haendel ou de Palestrina. Si Cécile disait «mon ami Jack,» il semblait à Jack que personne auparavant ne l’avait appelé ainsi, et quand elle lui disait «adieu» son cœur se serrait comme s’il ne devait jamais la revoir, tellement, avec cette nature réfléchie et sereine, tout prenait un sens définitif. Dans l’état singulier de la convalescence, où l’être faible est si sensible aux influences physiques et morales qu’il frissonne du moindre courant d’air, se réchauffe au moindre rayon, Jack s’impressionnait vivement de tout ce charme.

Oh! les bonnes, les délicieuses journées passées dans cette maison bénie, et comme autour de lui tout était bien fait pour hâter sa guérison! La «pharmacie,» grande pièce presque nue, entourée de hauts placards en bois blanc, ornée de rideaux de mousseline, s’ouvrant au midi sur la fin d’une rue de village et l’horizon des champs moissonnés, lui communiquait son calme sain, ses odeurs fortifiantes d’herbes sèches, de plantes cueillies dans la splendeur de leur floraison. Ici, la nature se mettait à la portée du malade, atténuée, adoucie, bienfaisante, et il en respirait le souvenir avec ivresse. Des ruisseaux couraient pour lui dans la senteur des baumes, et la forêt étendait ses arcades de verdure sur le parfum de ces centaurées ramassées au pied de ses grands chênes.

À mesure que les forces lui revenaient, Jack essayait de lire. Il feuilletait les vieux «bouquins» de la bibliothèque, et parmi eux en retrouvait qu’il avait étudiés autrefois et qu’il reprenait maintenant, mieux disposé à les comprendre. Cécile continuait son travail quotidien; et, le docteur étant toujours dehors, les deux jeunes gens restaient seuls, sous la garde de la petite servante. Il y avait là de quoi faire jaser, et la présence assidue de ce grand garçon auprès de cette belle jeune fille choquait bien des mères prudentes. Certainement, si madame Rivals avait vécu, les choses ne se seraient pas passées ainsi, mais le docteur était un enfant lui-même au milieu de ces deux enfants. Et puis, qui sait? il avait peut-être son idée aussi, ce brave docteur.

Cependant d’Argenton, informé de l’installation de Jack chez les Rivals, avait pris cela pour une injure personnelle. «Il n’est pas convenable que tu sois là, écrivait Charlotte à son fils. Quel air ça nous donne-t-il dans le pays?… On dirait que nous n’avons pas de quoi te soigner. C’est comme un reproche que tu nous fais…» Cette première lettre étant restée sans effet, le poète écrivit lui-même, LUI-MÊME: «J’avais envoyé Hirsch pour te guérir, mais tu as préféré la routine idiote de ce médecin de campagne à toute la science de notre ami. Dieu veuille que tu t’en trouves bien! En tout cas, puisque te voilà sur pieds, je te donne deux jours pour retourner aux Aulnettes; si dans deux jours tu n’es pas rentré, je te considère comme en révolte ouverte contre mon autorité, et dès ce moment tout sera fini entre nous. À bon entendeur, salut!»

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