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– Je viens voir ma mère.

– C’est une fantaisie que je comprends. Malheureusement il y a des frais de voyage.

– Je suis venu à pied… dit Jack très simplement, avec un air d’assurance et de fierté tranquille qu’on ne lui connaissait pas.

– Ah!… fit d’Argenton.

Il se recueillit une seconde pour lui décocher cette petite phrase:

– Allons! je vois avec plaisir que tu as les jambes en meilleur état que les bras.

– Voilà un mot féoce… ricana le mulâtre.

Le poète sourit modestement; et, content de son effet, s’en alla suivi de son escorte obséquieuse en file le long des quais.

Huit jours auparavant, le mot cruel de d’Argenton aurait glissé sur l’abrutissement de Jack; mais, depuis la veille, il n’était plus le même. Quelques heures avaient suffi pour le rendre fier et susceptible, si bien qu’après l’outrage reçu il eut envie de s’en retourner à pied comme il était venu, sans même voir sa mère; mais il avait à lui parler, à lui parler sérieusement. Il monta.

L’appartement était tout bouleversé; Jack trouva des tapissiers en train d’installer des tentures, de poser des bancs, comme pour une distribution de prix. On donnait le jour même une grande fête littéraire où toute la banlieue des arts et des lettres devait être réunie; et voilà pourquoi d’Argenton avait été si furieux de voir arriver le fils de Charlotte. Celle-ci ne parut pas enchantée non plus. En l’apercevant, elle s’arrêta au milieu de son coup de feu de maîtresse de maison occupée à transformer le logis, à créer de petits salons, des boudoirs, des fumoirs, partout jusque dans les alcôves et les cabinets de toilette.

– Comment! c’est toi, mon pauvre Jack! Je parie que tu viens chercher de l’argent. Tu as dû croire que je t’avais oublié. C’est que, je vais te dire, je comptais en charger M. Hirsch qui doit aller aux Aulnettes dans deux ou trois jours pour faire des expériences très curieuses sur les parfums, une nouvelle médecine qu’il a inventée d’après un livre persan… tu verras, c’est étonnant comme découverte!

Ils causaient debout, à demi voix, au milieu des ouvriers qui allaient, venaient, plantaient des clous, remuaient les meubles.

– J’aurais à te parler très sérieusement, dit Jack.

– Ah! mon Dieu, quoi donc?… Qu’est-ce qu’il y a?… Tu sais que le sérieux n’a jamais été mon fort… Puis, tu vois, aujourd’hui tout est en l’air à cause de notre grande soirée… Oh! ce sera superbe. Nous avons lancé cinq cents invitations… Je ne te dis pas de rester, parce que, tu comprends… D’abord, ça ne t’amuserait pas… Voyons! puisque tu tiens absolument à me parler, viens par ici, sur la terrasse… J’ai fait arranger une verandah pour les fumeurs, tu vas voir, c’est très commode.

Elle le fit passer sous une verandah à plafond de zinc, doublé de coutil rayé, ornée d’un divan, d’une jardinière, d’une suspension, mais qui paraissait bien triste en plein jour, avec le bruit strident de la pluie et l’horizon mouillé, brumeux, des bords de la Seine.

Jack se sentait gêné. Il pensait: «J’aurais mieux fait d’écrire…» et ne savait par où commencer.

– Eh bien? dit Charlotte en arrêt, le menton dans la main, avec cette jolie pose de la femme qui écoute.

Il hésita encore une minute, comme on hésite à poser un poids trop lourd sur une étagère à bibelots, car ce qu’il avait à dire lui semblait considérable pour la petite tête légère qui se penchait vers lui.

– Je voudrais… je voudrais te parler de mon père.

Elle eut au bord des lèvres un «en voilà une idée!» et si elle ne le prononça pas, l’expression saisie de sa figure, où il y avait de la stupéfaction, de l’ennui, de la crainte, le dit pour elle.

– C’est un sujet bien triste pour nous deux, mon pauvre enfant; mais enfin, si pénible qu’il soit, je comprends ta curiosité, et je suis prête à la satisfaire. D’ailleurs, ajouta-t-elle avec solennité, je m’étais toujours promis, quand tu aurais vingt ans, de te révéler le secret de ta naissance.

Cette fois, ce fut à lui de la regarder, stupéfait.

Ainsi, elle ne se rappelait plus que, trois mois auparavant, elle lui avait fait cette révélation. Pourtant il ne protesta pas contre cet oubli. Il allait y gagner de pouvoir confronter ce qu’elle lui dirait avec ce qu’elle lui avait déjà dit. C’est qu’il la connaissait si bien!

– Est-ce vrai que mon père était noble? demanda-t-il tout de suite.

– Tout ce qu’il y a de plus noble, mon enfant.

– Marquis?

– Non, baron seulement.

– Mais je croyais… tu m’avais dit…

– Non, non! c’étaient les Bulac de la branche aînée qui étaient marquis.

– Il était donc allié à ces Bulac?…

– Je crois bien… c’était lui le chef de la branche cadette.

– Alors… mon père… s’appelait?

– Le baron de Bulac, lieutenant de vaisseau.

Le balcon se serait écroulé entraînant dans sa chute la verandah de coutil et tout ce qu’elle contenait, que Jack n’aurait pas éprouvé un plus effroyable ébranlement de tout son être. Il eut encore pourtant le courage de demander:

– Y a-t-il longtemps qu’il est mort?

– Oh! oui, très longtemps… répondit Charlotte; et elle fit un geste éloquent pour renvoyer bien loin dans le passé cette existence devenue pour elle problématique.

Son père était mort; voilà ce qu’il y avait de probable. Maintenant, était-ce un de Bulac, était-ce un de l’Épan? Sa mère avait-elle menti cette fois ou l’autre? Après tout, peut-être ne mentait-elle pas, peut-être n’en savait-elle rien elle-même.

Quelle honte!

– Comme tu as mauvaise mine, mon Jack! dit Charlotte, s’interrompant tout à coup d’une longue histoire romanesque où elle s’était lancée avec fougue à la suite de son lieutenant de vaisseau, tes mains sont glacées. J’ai eu tort de t’amener sur le balcon.

– Ce n’est rien, dit Jack avec effort, cela se passera en marchant.

– Comment! tu t’en vas déjà? Oui, au fait, tu as raison, il vaut mieux que tu rentres de bonne heure… Avec ce mauvais temps. Allons! embrasse-moi.

Elle l’embrassa bien tendrement, releva le collet de sa veste, lui donna un tartan à elle à cause du froid, glissa un peu d’argent dans sa poche. Elle s’imaginait que le nuage de tristesse répandu sur sa figure lui venait à la vue de ces préparatifs d’une fête à laquelle il n’assisterait pas; aussi avait-elle hâte de le voir partir, et quand sa bonne vint l’appeler: «madame, c’est le coiffeur…» elle en profita pour presser les adieux:

– Tu vois, il faut que je te quitte… Soigne-toi bien… Écris plus souvent.

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