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À la Monaco

L’on chasse et l’on déchasse.

Et il chasse, et il déchasse, puis la table croule, et il roule avec elle parmi des débris, des cris, un tumulte effroyable de vaisselle brisée.

Affaissé sur un banc, au milieu d’une place déserte, inconnue, où se dresse une église, il a encore la mesure de son pas dans l’idée: À la Monaco, l’on chasse et l’on déchasse. C’est tout ce qui reste de la journée dans sa tête vide, aussi vide que son gousset… Le matelot? Parti… Gascogne? Disparu… Il est seul à cette heure du crépuscule où la solitude se sent dans toute son amertume. Le gaz jaune s’allume isolément par flambées aussitôt reflétées dans la rivière et les ruisseaux. Partout l’ombre flotte, comme une cendre amoncelée sur le foyer du jour encore vaguement éclairé. Dans cette ombre, l’église noie peu à peu ses contours massifs. Les maisons n’ont plus de toits, les navires plus de huniers. La vie descend au ras du sol à la hauteur des rayons tombant de quelques rares boutiques.

Après les cris, les chants, les larmes, le désespoir, la grande joie, Jack arrive maintenant à la terreur. À la page lugubre du triste livre qu’il a lu tout le jour, il y a écrit: Néant. Sur celle-là: Néant et Nuit… Il ne bouge plus, n’a pas même la force de s’enfuir pour échapper à cet abandon, à cette solitude qui l’épouvante, et resterait là étendu sur ce banc, comme ils font tous, dans un anéantissement qui n’est pas le sommeil, si un cri bien connu, cri sauveur, cri de délivrance, ne l’arrachait à sa torpeur:

Chapeaux! chapeaux! chapeaux!

Il appelle: «B’lisaire!…»

C’est Bélisaire. Jack essaye de se dresser, de lui expliquer qu’il a tiré «une bor… bor… bordée;» mais il ne sait s’il y parvient. En tout cas, il s’appuie sur le camelot dont la démarche est au diapason de la sienne, aussi clopinante, aussi pénible, mais soutenue au moins par une vigoureuse volonté. Bélisaire l’emmène, le gronde doucement. Où sont-ils? où vont-ils? Voilà les quais éclairés et déserts… Une gare… C’est bon un banc pour s’allonger…

Quoi donc? Qu’est-ce qu’il y a? qu’est-ce qu’on lui veut? On le réveille. On le secoue. On le bouscule. Des hommes lui parlent très fort. Ses mains sont prises dans des mains de fer. Ses poignets attachés avec des cordes. Et il n’a pas seulement le courage de résister, car maintenant le sommeil est plus fort que tout. Il dort dans quelque chose qui a l’air d’un wagon. Il dort ensuite dans un bateau où il fait bien froid, mais où il ronfle tout de même, roulé au fond, incapable de mouvement. On le réveille encore, on le porte, on le tire, on le pousse. Et quel soulagement il éprouve, après ces pérégrinations sans nombre dans un somnambulisme éperdu, à s’étendre sur la paille où il vient de rouler, à dormir enfin tout son soûl, garanti de la lumière et du bruit par une porte et deux verrous tirés, énormes et grinçants.

VI LA MAUVAISE NOUVELLE

Au matin, un bruit terrible qui se faisait au-dessus de sa tête réveilla Jack en sursaut.

Oh! le réveil lugubre de l’ivresse, l’ardente soif, le tremblement, la gêne des membres las, comme serrés dans une armure lourde qui les blesserait de partout, puis la honte, l’angoisse inexprimable de l’être humain se retrouvant dans la brute et si dégoûté de sa vie souillée qu’il se sent incapable de recommencer à vivre! Jack éprouva tout cela en ouvrant les yeux, avant même d’avoir repris possession de sa mémoire, et comme s’il avait dormi dans l’obsession d’un remords.

Il faisait encore trop nuit pour distinguer les objets. Pourtant il savait bien qu’il n’était pas dans sa mansarde. Il ne voyait pas luire au-dessus de lui la vitre de sa lucarne, toute bleue d’espace; et le pâlissement de l’aube lui arrivait de deux hautes fenêtres qui coupaient la clarté en une multitude de taches blanches sur le mur. Où était-il? Dans un coin, pas loin de son grabat, s’entre-croisaient des cordes, des poulies, de gros poids. Soudain le bruit effrayant qui l’avait réveillé toute à l’heure recommença. C’était comme un grincement de chaîne qui se déroulait, puis la sonnerie profonde d’une grosse horloge. Cette horloge, il la connaissait. Depuis deux ans bientôt, elle réglait l’emploi de tout son temps, lui arrivait avec le vent d’hiver, la chaleur de l’été, quand il s’endormait le soir dans sa petite chambre d’apprenti, et cognait, le matin, de ses notes lourdes au carreau mouillé de sa lucarne en lui disant: «Lève-toi.»

Il était donc à Indret. Oui, mais d’habitude cette voix de l’heure venait de plus haut, de plus loin. Il fallait qu’il eût la tête bien fatiguée pour que les bruits y résonnassent si fort, avec ces vibrations persistantes. À moins qu’il ne fût dans la tour même de l’horloge, dans cette chambre haute qu’à Indret l’on appelait la «séquestre» et où l’on enfermait quelquefois les apprentis indisciplinés. C’est là qu’il était, effectivement. Pourquoi?… Qu’est-ce qu’il avait fait?…

Alors le faible rayon de jour qui se glissait dans la pièce et lui en découvrait peu à peu l’aspect, pénétra aussi dans sa mémoire et en éclaira successivement tous les replis. Il essayait de reconstruire sa journée de la veille, et tout ce qu’il en apercevait le remplissait d’épouvante. Ah! s’il avait pu ne plus se souvenir!

Mais avec une implacable cruauté, son second «moi,» réveillé tout à fait, lui rappelait toutes les folies qu’il avait faites ou dites dans la journée. Cela sortait de la confusion du rêve, morceau par morceau. L’autre n’avait rien oublié, et, qui plus est, donnait des preuves à l’appui: un chapeau de matelot qui avait perdu son ruban… une ceinture bleue… des débris de pipes, de tabac dans ses poches avec des restes de monnaie infime. À chaque nouvelle révélation, Jack avait des rougeurs dans l’ombre, des exclamations de colère et de dégoût, les mouvements désespérés de l’orgueil devant la honte irréparable. À une de ces exclamations plus fortes que les autres, un gémissement lui répondit.

Il n’était pas seul. Il y avait quelqu’un avec lui, une ombre assise là-bas sur la pierre d’une de ces profondes embrasures d’autrefois, taillées dans toute l’épaisseur des murailles.

– Qui est ça? se demandait Jack avec inquiétude; et il regardait se découper sur la blancheur du mur passé à la chaux cette silhouette grotesque et immobile qui avait des affaissements de bête, des angles irréguliers et ressortants. Un seul être au monde était assez difforme pour un pareil reflet: Bélisaire… Mais qu’est-ce que Bélisaire serait venu faire là?… Pourtant Jack se rappelait vaguement qu’il avait été protégé par le camelot. Sa courbature lui remettait en mémoire une lutte au milieu d’une gare, dans un éparpillement de chapeaux et de casquettes dispersés par un grand vent. Tout cela confus, trouble, hésitant, et comme barbouillé de lie.

– Est-ce vous, Bélisaire?

– Oh! oui, c’est moi, fit le camelot d’une voix rauque, avec un accent désespéré.

– Mais, au nom du ciel, qu’est-ce que nous avons donc fait, qu’on nous enferme ici comme deux malfaiteurs?

– Ce que d’autres ont pu faire, je n’en sais rien, et ça ne me regarde pas. Mais je sais bien que moi je n’ai fait de tort à personne, et que c’est une vraie méchanceté de m’avoir mis mes chapeaux dans un état pareil.

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