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Il s’arrêta un moment, encore secoué de sa terrible bataille, regardant son désastre devant lui dans la nuit noire, toute sa cargaison piétinée, foulée, disparue. Cet affreux spectacle qu’il avait constamment sous les yeux depuis la veille l’empêchait de sentir le sommeil, la fatigue de son corps garrotté de chaînes et de cordes, jusqu’au supplice habituel du brodequin auquel sa destinée errante et sa difformité le condamnaient.

– Est-ce qu’on me les payera, dites, mes chapeaux?… Car enfin, moi, je n’y suis pour rien dans ce qui arrive. Vous leur direz bien, au moins, que ce n’est pas moi qui vous ai aidé à faire cette chose-là.

– Quelle chose?… Qu’est-ce que j’ai fait?… demanda Jack avec assurance; mais il songea que parmi tant de folies qui ne lui étaient pas toutes présentes à l’esprit, il avait pu en commettre une plus grave que les autres, et il questionna Bélisaire cette fois plus timidement:

– Enfin, de quoi m’accuse-t-on?

– Ils disent… mais pourquoi me faites-vous parler? Vous vous en doutez bien de ce qu’ils disent.

– Mais non, je vous jure.

– Eh bien! ils disent que c’est vous qui avez volé…

– Volé?… Et quoi donc?

– La dot de Zénaïde.

L’apprenti, dégrisé complètement, eut un cri d’indignation et de douleur.

– Mais c’est une infamie. Vous ne croyez pas cela, n’est-ce pas, Bélisaire?

Bélisaire ne répondit pas. C’était la certitude de tout le monde à Indret que Jack était coupable, et les gendarmes qui les avaient arrêtés la veille, en s’entretenant devant le camelot, l’avaient persuadé à son tour. Toutes les preuves étaient contre l’apprenti. Au premier bruit répandu dans l’usine du vol commis chez les Roudic, on avait pensé à Jack qui manquait justement à l’appel du matin. Ah! le Nantais avait bien calculé son coup en l’éloignant de l’atelier… Depuis le cabaret de la grande rue d’Indret jusqu’à la gare de la Bourse, à Nantes, où le coupable et son complice avaient été arrêtés au moment où ils prenaient leurs billets pour se sauver on ne sait où, la trace du vol se suivait, se continuait sous les pas de l’apprenti, reconnaissable à l’or répandu, gaspillé tout le long de la route, à ces pièces de vingt francs changées à tout propos. Et quelle preuve convaincante que cette débauche de tout un jour, cette ivresse qui suit le crime d’ordinaire comme un remords boiteux et déguisé!

Le doute n’existait donc pour personne. Un seul point restait inexplicable, la disparition complète de ces six mille francs dont on n’avait trouvé aucune trace, ni dans les poches de Bélisaire chargées de quelques francs, produit de sa vente journalière, ni dans celles de l’apprenti au fond desquelles sonnaient des monnaies bizarres, rouillées, monnaies de cabarets marins où viennent se désaltérer tous les équipages du monde. Évidemment ce n’était pas dans les bouges du port qu’ils avaient pu, même en dix heures, dépenser tout l’argent qui manquait à la cassette de Zénaïde. Le gros morceau devait être caché quelque part.

Où?… C’est ce qu’il fallait savoir.

Aussi, dès que le jour parut, le directeur fit descendre les coupables dans son cabinet, deux véritables criminels, couverts de boue, blêmes, déchirés, frissonnants. Encore Jack avait la grâce de la jeunesse, sa petite frimousse intelligente et fine gardait, malgré l’état de son costume et sa hideuse ceinture bleue, quelque chose d’intéressant, de distingué. Mais Bélisaire, épouvantable, plus laid de tous les horions reçus dans la bagarre, les marques de résistance écrites partout sur sa figure, sur ses vêtements, en balafres, en déchirures, était rendu plus terrible encore par l’expression d’atroce souffrance que ses pieds gonflés, serrés toute la nuit, mettaient sur sa face terreuse plaquée de rouge et grimaçante, expression qui fermait sa bouche épaisse, y imprimait le mutisme humain, voulu, lamentable, qu’on observe sur le mufle des phoques. À les voir tous les deux, l’un à côté de l’autre, le sentiment général se trouvait bien confirmé, qui voulait que l’apprenti, cet enfant si doux, si timide, n’eût été que l’instrument de quelque misérable dont les conseils l’avaient perdu.

En traversant l’antichambre du directeur, Jack aperçut plusieurs visages qui lui firent l’effet d’apparitions, comme si les imaginations d’un affreux cauchemar avaient pris corps et s’étaient dressées en face de lui. L’assurance qui lui faisait encore porter la tête haute devant le crime dont on l’accusait, l’abandonna à cet instant. Le marinier qui l’avait conduit, des cabaretiers d’Indret, de la Basse-Indre, même de Nantes, lui rappelaient toutes les étapes de sa journée de la veille. Il la revécut en une minute avec tous ses souvenirs pénibles et grotesques, repassa par toutes les pâleurs de son ivresse, toutes les rougeurs de sa honte.

Quand il entra dans la Direction, il était humble, plein de larmes, prêt à se courber pour demander grâce.

Il n’y avait là que le directeur, assis devant la fenêtre dans son grand fauteuil de bureau, et le père Roudic, debout auprès de lui, son petit béret de laine bleue à la main. Les deux surveillants qui avaient amené les criminels restèrent au fond contre la porte, ne quittant pas de l’œil le camelot, malfaiteur dangereux, capable de tous les crimes. Jack, en voyant le contre-maître, avait eu le mouvement presque instinctif d’aller vers lui, la main tendue comme à un ami, à un défenseur naturel; mais la physionomie du père Roudic avait un air de sévérité, de tristesse surtout, qui le tint à distance pendant tout le temps de son interrogatoire.

– Écoutez-moi, Jack, dit le directeur. Par égard pour votre jeunesse, pour vos parents, pour les bonnes notes que vous avez eues jusqu’à ce jour et, je dois vous le dire, par égard surtout pour l’honneur de la maison d’Indret, j’ai obtenu qu’au lieu de vous conduire à Nantes on vous laissât ici et qu’on attendît quelques jours avant de commencer l’instruction. Ainsi donc, à l’heure qu’il est, tout se passe entre vous, Roudic et moi; il ne tient qu’à vous que la chose n’aille pas plus loin. On vous demande seulement de rendre ce qui vous reste…

– Mais monsieur…

– Ne m’interrompez pas, vous vous expliquerez tout à l’heure… de rendre ce qui vous reste des six mille francs volés, car, enfin, vous n’avez pas pu dépenser six mille francs dans une journée, n’est-ce pas? Eh bien! donnez-nous ce que vous avez encore, et je me contenterai de vous renvoyer à vos parents.

– Excusez, fit Bélisaire, avançant timidement sa grosse tête avec un sourire aimable plissé d’autant de rides qu’il y a de petites vagues sur la Loire par les vents d’est… Excusez…

Au coup d’œil méprisant et glacial que lui jeta le directeur, il s’arrêta embarrassé, se grattant la tête.

– Qu’avez-vous à dire?

– Dam!… Comme je vois que l’affaire du vol est arrangée, je voudrais bien, si c’est un effet de votre bonté, qu’on parle un peu de mes chapeaux maintenant.

– Taisez-vous, drôle. Je ne comprends pas que vous ayez l’audace de dire un mot. Comme si nous ne savions pas que le vrai coupable c’est vous, malgré vos airs doucereux, et que jamais cet enfant, sans vos mauvais conseils, n’aurait commis une action pareille.

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