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– Oh!… fit le malheureux Bélisaire en se tournant vers l’apprenti comme pour le prendre à témoin. Jack voulut protester. Le père Roudic ne lui en laissa pas le temps.

– Vous aviez bien raison, monsieur le directeur. C’est cette mauvaise fréquentation qui l’a perdu. Avant, il n’y avait pas d’apprenti plus honnête, plus fidèle à son devoir. Ma femme, ma fille, tout le monde l’aimait à la maison. Nous avions confiance en lui. Il a fallu, bien sûr, qu’il rencontrât ce misérable.

Bélisaire, en s’entendant traiter ainsi, avait une mine si effarée, si désespérée, que Jack, oubliant pour une minute l’accusation qui pesait sur lui-même, prit bravement la défense de son ami.

– Je vous jure, monsieur Roudic, que ce pauvre garçon n’est pour rien dans tout ceci. Quand on nous a arrêtés hier, il venait de me rencontrer errant dans les rues de Nantes, et comme je… je n’étais pas en état de me conduire, il allait me ramener à Indret.

– Vous auriez donc fait le coup tout seul? demanda le directeur d’un air incrédule.

– Mais je n’ai rien fait, monsieur. Je n’ai pas volé. Je ne suis pas un voleur.

– Prenez garde, mon garçon, vous entrez dans un mauvais chemin. Il n’y a qu’un aveu complet et la restitution de l’argent qui puissent vous mériter notre indulgence. Quant à votre culpabilité, elle est trop évidente. N’essayez pas de la nier. Voyons! malheureux enfant, vous étiez seul avec les dames Roudic dans la maison cette nuit-là. Avant de se coucher, Zénaïde a ouvert son armoire devant vous, elle vous a montré la place même de sa cassette. Est-ce vrai? Puis, au milieu de la nuit, elle a entendu remuer votre échelle, elle vous a parlé. Naturellement, vous n’avez pas répondu; mais elle est bien sûre que c’était vous, puisqu’il n’y avait que vous dans la maison.

Jack, atterré, eut pourtant encore la force de répondre:

– Ce n’est pas moi. Je n’ai rien volé.

– Vraiment? Et tout cet argent gaspillé, semé sur votre route?

Il allait dire: «C’est ma mère qui me l’a envoyé.» Mais il se rappela les recommandations qu’elle lui avait faites: «Si on te demande d’où te viennent ces cent francs, tu diras que ce sont tes petites économies.» Et en effet, avec cette foi aveugle, cette vénération qu’il gardait pour les commandements de sa mère, il répondit: «Ce sont mes petites économies.»

Elle lui aurait commandé de dire: «C’est moi qui ai volé,» que, sans hésitation, sans discussion, il se fût avoué coupable. C’était un enfant comme cela.

– Comment voulez-vous nous faire croire qu’avec les cinquante centimes de paye que vous touchez par jour, vous avez pu mettre de côté les deux ou trois cents francs qu’au train dont vous meniez les choses, vous avez dû dépenser dans la journée?… N’essayez donc pas de ces mauvais moyens. Vous feriez bien mieux de demander pardon à ces braves gens, à qui vous avez porté un coup terrible, et de réparer bien vite le tort que vous leur avez fait.

Alors le père Roudic s’approcha de Jack, et lui posa la main sur l’épaule:

– Jack, mon petit gars, dis-nous où est l’argent. Songe que c’est la dot de Zénaïde, que j’ai travaillé vingt ans de ma vie, que je me suis privé de tout pour économiser une somme pareille. Ma consolation, c’était qu’un jour, le bonheur de mon enfant serait acheté de ma fatigue et de mes privations… Je suis bien sûr qu’en faisant le coup tu ne pensais pas à tout cela, sans quoi tu ne l’aurais pas fait; car je te connais, tu n’es pas méchant. Non, ça été un moment de folie. La tête t’aura tourné de voir tant d’argent ensemble, avec la facilité de le prendre. Mais maintenant tu as dû réfléchir, et c’est seulement la honte d’avouer qui te retient… Allons! Jack; un peu de courage!… Pense que je suis vieux, qu’il n’y a pas moyen que je regagne toutes ces pièces blanches, et que ma pauvre Zénaïde… Allons! dis où est l’argent, petit gars.

Très troublé, très rouge, le bonhomme essuyait son front après ce grand effort d’éloquence. Vraiment il fallait être un coupable bien endurci pour résister à une prière aussi touchante. Bélisaire lui-même était si ému qu’il en oubliait sa propre catastrophe, et pendant que Roudic parlait, il faisait à l’apprenti une foule de petits signes qu’il croyait mystérieux, mais que sa physionomie traduisait avec l’exagération la plus comique: «Allons! Jack, rendez-lui donc ses écus, à ce pauvre homme.» C’est qu’il comprenait bien les sacrifices de ce père, lui, le camelot, dont la vie était un crucifiement perpétuel pour les siens.

Hélas! si Jack l’avait tenu, cet argent, avec quelle joie il l’aurait jeté dans les mains du père Roudic, dont le désespoir lui serrait le cœur! Mais il ne l’avait pas, et ne pouvait que dire:

– Je ne vous ai pas volé, monsieur Roudic. Je jure que je n’ai rien pris.

Le directeur se leva impatienté.

– En voilà assez. Pour résister à des paroles comme celles que vous venez d’entendre, il faut avoir une âme bien scélérate, et si elles ne vous ont pas arraché la vérité, tout ce que nous vous dirions n’y parviendrait pas. On va vous reconduire là-haut. Je vous donne jusqu’à ce soir pour réfléchir. Si, ce soir, vous ne vous êtes pas décidé à opérer la restitution qu’on vous demande, je vous abandonne à la justice: elle saura bien vous faire parler.

Ici, un des surveillants, ancien gendarme, homme perspicace et sûr, s’approcha de son chef et lui dit à voix basse:

– Je crois, mon directeur, que si vous voulez tirer quelque chose de l’enfant, il faut le mettre à part de l’autre. J’ai vu le moment où il allait tout dire; c’est le camelot qui l’en a empêché en lui faisant tout le temps des signes.

– Vous avez raison. Il faut les mettre à part.

On les sépara donc, et Jack fut ramené tout seul dans la chambre de l’horloge. En sortant, il avait vu la figure ahurie, terrifiée, de Bélisaire qu’on conduisait les menottes au poing; et la pensée de ce pauvre diable, aussi malheureux et encore moins coupable que lui, vint ajouter à ses tortures.

Que la journée lui sembla longue!

Il essaya d’abord de dormir, d’enfoncer sa tête dans la paille pour échapper au désespoir qui l’envahissait. Mais l’idée que tout le monde le croyait criminel, que lui-même avait donné prise à tous les soupçons par sa conduite honteuse de la veille, le secouait à chaque instant de violents soubresauts… Comment prouver son innocence? En montrant la lettre de sa mère et que l’argent dépensé venait d’elle. Mais si d’Argenton le savait!… Ce manque de perspective, qui met dans les jeunes cerveaux les petites raisons avant les grandes, lui faisait abandonner tout de suite ce moyen de salut. Il voyait une scène épouvantable aux Aulnettes, et la pauvre Charlotte en pleurs…

Mais alors, par quels moyens se justifier? Et pendant que couché sur sa botte de paille, encore éreinté de l’ivresse de la veille, il se débattait dans ces difficultés de sa conscience, le bruit, l’activité du travail montaient autour de lui, l’horloge sonnait au-dessus de sa tête, et ce timbre lourd semblait le pas lent, inexorable de quelque vengeur qui arrivait.

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