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Deux heures. Quatre heures. Voilà la rentrée, la sortie des ouvriers. Le soir va venir, et il n’a que jusqu’au soir pour prouver son innocence. Si l’argent n’est pas rendu, en prison! Jack voudrait y être déjà. Il lui semble qu’il serait bien, enfermé, muré dans un cachot si noir, si profond que personne ne viendrait l’y réclamer. On dirait qu’il se doute de l’horrible torture qui va lui être encore infligée. Tout à coup, il entend crier l’escalier en échelle de moulin qui mène à la chambre de l’horloge. Quelqu’un souffle, soupire, se mouche derrière la porte, où résonne à la fin un petit coup comme en frappent de gros doigts timides qui ont toujours peur de faire trop de bruit. Puis la clef tourna dans la serrure.

– C’est moi… Ouf! que c’est haut!

Elle dit cela d’un petit air gracieux, dégagé; mais elle a tellement pleuré, ses cheveux si lisses d’ordinaire sont si ébouriffés sous sa coiffe, ses yeux si rouges, si gonflés, que cette gaieté factice sur les traces de son chagrin ne les fait que mieux ressortir. La pauvre fille sourit à Jack, qui la considère tristement:

– Je suis laide, hein?… C’est une horreur… Déjà, dans l’habitude, je ne me trouve pas jolie. Je me fais des grimaces quand je me regarde. Je n’ai pas de taille, pas de tournure, avec ça un gros nez, de tout petits yeux. Ce n’est pas de pleurer qui me les agrandira, mes yeux; et dam! depuis hier je ne fais que ça, une vraie Madeleine… Et mon petit Mangin qui est un si joli homme! Il fallait vraiment une dot comme la mienne pour le faire passer sur tous mes défauts. Les jalouses me le disaient bien: «C’est pour ton argent qu’il te demande…» Comme si je ne le savais pas! Eh bien oui! c’était mon argent qui lui plaisait, c’était mon argent qu’il voulait, mais je l’aimais, moi. Et je pensais: «Quand je serai sa femme, je le forcerai bien à m’aimer, lui aussi…» Mais maintenant, vous comprenez, mon petit Jack, ça n’est plus du tout la même chose. Ce n’est pas pour les mille francs qui restent au fond de ma cassette que l’on s’embarrasse d’une créature aussi laide que moi. Déjà, quand le père Roudic ne voulait donner que quatre mille francs, M. Mangin avait bien dit qu’à ce prix-là il préférait rester garçon. Aussi il me semble que je le vois, ce soir quand il rentrera, comme il va tortiller sa petite moustache et me tourner gentiment son compliment d’adieu. Oh! je lui épargnerai cette peine, bien sûr; c’est moi qui la première lui rendrai sa parole… Seulement… seulement… avant de renoncer à tout mon bonheur, j’ai voulu venir vous trouver et causer un peu avec vous, Jack.

Jack avait baissé la tête. Il pleurait. Si jeune qu’il fût, il comprenait quelle humiliation de toute la femme il y avait dans cet aveu naïf que Zénaïde lui faisait de sa laideur. Et puis c’était si touchant cette vaillance vertueuse, la confiance de cette brave fille dans son amour, dans ses qualités de ménagère pour lui conquérir, après la noce, ce joli mari acheté à prix d’or.

En le voyant pleurer, elle eut un élan de joie.

– Ah! je leur disais bien, moi, qu’il n’était pas méchant et que je n’aurais qu’à lui montrer ma grosse vilaine figure, que les larmes ont tant rougie depuis hier, pour lui toucher le cœur, pour lui faire dire: «Tout de même, cette pauvre Zénaïde, que j’ai vue si heureuse de se marier qu’elle en dansait de joie devant son armoire, j’ai eu tort de lui faire de la peine.» C’est vrai qu’hier matin, quand j’ai tenu ma cassette dans la main, pas plus lourde qu’une poignée de neige, j’ai cru qu’on m’avait pris mon cœur, tellement je me sentais, là, dans la poitrine, un grand vide qui a toujours duré depuis… N’est-ce pas, Jack, mon ami, que vous voulez bien me rendre ma dot?

– Mais je ne l’ai pas, Zénaïde, je vous jure.

– Non, ne me dites pas ça, à moi. Vous n’avez pas peur de moi, n’est-ce pas? je ne vous fais pas de reproches. Dites-moi seulement où est mon argent. Il doit en manquer un peu, je pense bien; mais qu’est-ce que ça fait? Nous savons ce que c’est que les jeunes gens; il faut que ça s’amuse. Ah! ah! ah! vous avez dû les faire sauter les écus de papa Roudic. Tant mieux, pardi! Mais dites-moi où vous avez mis le reste.

– Par pitié, Zénaïde, écoutez-moi. Je n’ai pas volé. On se trompe. Ce n’est pas moi. Oh! c’est horrible que tout le monde me croie coupable.

Elle continuait sans l’écouter:

– Mais comprenez donc qu’il ne voudra plus de moi, que c’est fini du mariage de cette pauvre Zénaïde… Jack, mon ami, ne me faites pas cette méchanceté. Vous vous en repentiriez un jour bien sûrement… Au nom de votre mère que vous aimez tant, au nom de cette petite amie que vous avez là-bas, dont vous me parliez toujours, – qui sait? ce sera peut-être votre promise plus tard, car ces amitiés entre tout petits vous mènent loin quelquefois, – eh bien! c’est en son nom que je vous demande cette chose. Oh! mon Dieu! vous dites non encore. Comment faut-il donc vous supplier?… Tenez! à deux genoux et les mains jointes, comme devant sainte Anne.

Agenouillée près de la pierre où l’apprenti était assis, elle recommençait à pleurer avec des étouffements, des suffocations, toutes les résistances que trouvent les larmes dans ces natures robustes fermées d’habitude aux manifestations extérieures. Le désespoir alors ressemble à une explosion; venu des profondeurs, il effraye, il brûle comme une lave, se répand avec une force inconnue. Ainsi affaissée dans les plis de son costume rustique, sa coiffe blanche prosternée en une attitude de supplication fervente, Zénaïde était bien l’image de ces grands désespoirs, de ces mornes prières qu’on aperçoit dans des coins d’églises désertes, en semaine, parmi les villages bretons.

Aussi désolé qu’elle, Jack essayait de lui prendre sa main où l’anneau d’argent des fiançailles s’incrustait tout neuf et pesant; il s’efforçait de se défendre encore, de se justifier.

Soudain, elle se leva d’un bond:

– Vous serez puni, allez!… Personne ne vous aimera dans la vie, parce que vous êtes un méchant cœur.

Elle sortit en courant, descendit tout d’une traite jusqu’au cabinet du directeur qui l’attendait seul avec son père.

– Eh bien?

Elle ne répondit pas, se contenta de faire «non» de la tête, toute parole étant encore submergée dans sa gorge obstruée de larmes.

– Allons! mon enfant, ne vous désolez pas trop. Avant de nous adresser à la justice qui, elle, songe plutôt à punir les coupables qu’à réparer le mal qu’ils ont fait, il nous reste encore une ressource. Roudic m’assure que la mère de ce misérable est mariée à un homme très riche… Eh bien! nous allons leur écrire… Si ce sont de braves gens, comme on me le dit, votre dot n’est pas encore perdue.

Il prit une feuille de papier et écrivit, lisant à mesure:

«Madame, votre fils s’est rendu coupable d’un vol de six mille francs, toutes les économies de l’honnête et laborieuse famille chez laquelle il était logé. Je n’ai pas encore livré le voleur aux tribunaux, espérant toujours qu’il restituerait au moins une partie de l’argent dérobé; mais je commence à croire qu’il a tout gaspillé ou perdu dans une journée d’orgie qui a suivi le crime. Cette situation étant donnée, les poursuites sont inévitables, à moins que vous ne soyez disposée à indemniser la famille Roudic de la somme qui lui a été soustraite. J’attendrai votre décision pour agir; mais je ne l’attendrai que trois jours, car j’ai déjà beaucoup tardé. Si je n’ai pas de réponse dimanche, lundi matin le coupable sera entre les mains de la justice.

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