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Enfin, Jack continuant à ne pas bouger, on vit arriver Charlotte. Elle vint avec un grand air de dignité, du chocolat plein son sac pour grignoter pendant la route, et une foule de phrases apprises par cœur, soufflées par son «artiste.» M. Rivals la reçut au rez-de-chaussée, et, sans se laisser intimider par la réserve apparente de la dame, par le pincement de ses lèvres épanouies et l’effort qu’elle faisait pour contenir sa langue exubérante, lui dit tout d’un trait:

– Je dois vous prévenir, madame, que c’est moi qui ai empêché Jack de retourner aux Aulnettes… Il y allait de sa vie… Oui, madame, de sa vie… Votre fils passe par une crise terrible de fatigue, d’épuisement, de croissance. Heureusement, il est encore à l’âge où les tempéraments se reforment, et j’espère bien que le sien résistera à cette rude atteinte, si toutefois vous ne le confiez pas à votre misérable Hirsch, à cet assassin qui l’asphyxiait avec de l’encens, du musc, du benjoin, sous prétexte de le guérir. Vous ne saviez pas cela, j’imagine. J’ai été le reprendre aux Aulnettes, dans des tourbillons de fumée, parmi des aspirateurs, des inhalateurs, des brûle-parfums. J’ai même fait sauter toute cette médecine d’un coup de pied, et le médecin avec, j’en ai peur. À l’heure qu’il est, l’enfant est hors de danger. Laissez-le moi encore quelque temps, je me charge de vous le rendre, plus vigoureux qu’auparavant, et capable de reprendre sa dure existence; mais si vous le livrez à cet affreux droguiste, je penserai que votre fils vous gêne et que vous avez voulu vous en défaire.

– Oh! monsieur Rivals, que me dites-vous là?… Qu’est-ce que j’ai fait, mon Dieu! mon Dieu! pour mériter une pareille injure?

Cette dernière question amena naturellement un déluge de larmes, que le docteur sécha aussitôt avec quelques bonnes paroles; puis Charlotte, rassérénée, monta voir son Jack en train de lire tout seul dans la pharmacie. Elle le trouva embelli, changé, comme s’il eût dépouillé quelque grossière enveloppe, mais épuisé, alangui par l’effort de sa transformation. Elle était très émue. Lui pâlit en la voyant entrer:

– Tu viens me chercher?

– Mais non… mais non… Tu es trop bien ici, et ce bon docteur qui t’aime tant, que dirait-il si je t’emmenais?

Pour la première fois de sa vie, Jack pensait qu’on pouvait être heureux loin de sa mère, et le chagrin de partir lui aurait certainement occasionné une rechute. Ils restèrent seuls un moment à causer. Charlotte se laissa aller à quelques confidences. Elle n’avait pas l’air très contente: «Vois-tu! mon enfant, c’est trop d’agitation vraiment cette vie littéraire. Nous avons maintenant de grandes fêtes tous les mois. Tous les quinze jours des lectures… Ça me donne un tracas… Ma pauvre tête, qui n’est déjà pas bien forte, je ne sais pas comment elle résiste. Le prince japonais de M. Moronval a fait un grand poème, dans sa langue, bien entendu… Voilà qu’IL s’est mis dans l’idée de traduire ça, vers par vers… Alors il prend des leçons de japonais, moi aussi, tu penses! Et c’est dur… Non, vrai, je commence à croire que la littérature n’est pas mon fait. Il y a des jours où je ne sais plus ce que je fais, ce que je dis. Et cette Revue, qui ne nous rapporte pas un sou, qui n’a pas même un abonné… À propos, tu sais, ce pauvre «bon ami…» Eh bien! il est mort… Cela m’a fait une peine… Est-ce que tu te souviens de lui?»

À ce moment, Cécile entra.

– Ah! mademoiselle Cécile… Comme vous avez grandi… Comme vous êtes belle!

Elle faisait les grands bras, secouait toutes les dentelles de son mantelet pour embrasser la jeune fille. Mais Jack était un peu gêné. D’Argenton, «bon ami,» pour rien au monde il n’eût causé de tout cela devant Cécile; et plusieurs fois, il détourna le babil oiseux de sa mère qui n’avait pas les mêmes scrupules. C’est que, tout en se sentant très tendre pour Charlotte, il mettait à leur place ces deux amours de sa vie: l’un le protégeait, par l’autre il protégeait; et il entrait autant de pitié dans sa tendresse filiale qu’il y avait de respect dans son premier élan amoureux.

On voulait retenir madame d’Argenton à dîner; mais elle trouvait qu’elle était restée bien longtemps, trop longtemps pour l’égoïsme féroce du poète. Aussi, à partir d’une certaine heure jusqu’au départ, elle fut inquiète, préoccupée. Elle forgeait d’avance la petite histoire qu’elle raconterait en arrivant, pour s’excuser.

– Surtout, mon Jack, si tu as à m’écrire, envoie ta lettre poste restante à Paris. Tu comprends, il est très irrité contre toi en ce moment. Il faut que j’aie l’air fâchée, moi aussi. Ne t’étonne pas si tu reçois de moi quelque discours. Il est toujours là quand je t’écris. Souvent même il me dicte… Tiens! sais-tu?… Je ferai une croix dans le bas de la lettre qui voudra dire: «Ça ne compte pas.»

Elle avouait ainsi naïvement combien elle était esclavagée; et ce qui pouvait consoler Jack de cette tyrannie qui opprimait sa mère, c’était de voir cette pauvre insensée s’en aller si gaie, si jeune, avec sa toilette si bien drapée autour d’elle, et son sac de voyage qu’elle portait suspendu à son bras aussi allègrement, aussi légèrement que n’importe quel fardeau qu’il eût convenu à la vie de l’accabler.

Avez-vous regardé quelquefois ces fleurs d’eau dont les longues tiges partent du fond des rivières, montent en s’allongeant, en se recourbant à travers tous les obstacles de la végétation aquatique, pour éclater enfin à la surface en corolles magnifiques, arrondies comme des coupes, embaumées de parfums très doux que l’amertume, la verdeur des flots relève d’un goût un peu sauvage? Ainsi grandissait l’amour dans le cœur de ces deux enfants. Cet amour venait de bien loin, de leur plus tendre enfance, de ce temps où toute graine jetée porte un germe et la promesse d’une floraison. Chez Cécile, les fleurs divines avaient monté tout droit dans une âme limpide où des regards un peu clairvoyants les auraient facilement découvertes. Chez Jack, elles s’étaient arrêtées dans les vases bourbeuses, parmi des plantes inextricables enroulées autour d’elles comme des liens qui les empêchaient de grandir. Mais enfin elles arrivaient aux régions d’air et de lumière, se redressaient, s’élançaient, montraient presque à la surface leur visage de fleurs, où le mouvement de l’onde passait encore légèrement comme un frisson. Il s’en fallait de peu, de bien peu, pour qu’elles s’épanouissent. Ce fut l’œuvre d’une heure d’amour et de soleil.

– Si vous vouliez, disait un soir M. Rivals aux deux enfants, nous irions tous ensemble demain faire les vendanges au Coudray. Le fermier m’a proposé de nous envoyer sa carriole. Vous vous en iriez tous les deux dès le matin, et moi je vous rejoindrais pour le dîner.

Ils acceptèrent avec joie, On partit par un beau matin de la fin d’octobre, dans un brouillard léger qui semblait s’enlever à chaque tour de roue de la voiture, monter ainsi qu’une gaze, en découvrant un paysage adorable. Sur les champs moissonnés, sur les javelles dorées, sur les plantes maigres, dernier effort de la saison, de longs fils soyeux et blancs flottaient, s’attachaient, traînaient comme des parcelles du brouillard remontant. Cela faisait une nappe d’argent filé tout le long de ces plates étendues que l’automne empreint de tant de grandeur et de solennité. La rivière coulait au bas du grand chemin, bordée de domaines anciens et d’énormes massifs d’arbres rougis par l’été disparu. Une fraîcheur répandue, la légèreté de l’air, aidaient à la bonne humeur des voyageurs secoués sur les rudes banquettes, les pieds dans la paille, et se retenant des deux mains aux côtés de la carriole. Une des filles du fermier conduisait un petit âne gris et têtu qui secouait ses longues oreilles, harcelé par les guêpes très nombreuses à cette époque de l’année où la récolte des fruits éparpille dans l’air de si doux parfums.

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