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Limande à frire, à frire!

Cresson de fontaine, à six liards la botte!…»

Jack au milieu de cette animation s’en allait, le nez en l’air, guettant dans le peu de jour qui restait les écriteaux jaunes des garnis. Il était heureux, plein de vaillance, d’espérance, impatient de commencer la double vie d’ouvrier et d’étudiant qu’il allait entreprendre. On le poussait, on le bousculait, il ne s’en apercevait pas. Il ne sentait pas le froid de cette soirée de décembre, n’entendait pas les petites ouvrières ébouriffées se dire l’une à l’autre en passant près de lui: «Voilà un bel homme.» Seulement tout le grand faubourg lui semblait à l’unisson de sa gaîté, de sa confiance, l’encourageait avec cette bonne humeur persistante qui est le fond du caractère parisien, insouciant et facile. En ce moment, la retraite, sonnant sur la chaussée, mettait au milieu de la foule un groupe serré, à peine distinct, des pas réguliers, un peu d’harmonie, un alerte Angelus au clairon, que les gamins suivaient en sifflant. Et tous les visages rayonnaient rien que pour cette note vivace jetée à la fatigue environnante.

– Quel bonheur de vivre! Comme je vais bien travailler! se disait Jack en marchant. Tout à coup, il se heurta contre un grand panier, carré comme un orgue, rempli de chapeaux de feutre et de casquettes. La vue de cette hotte accotée au mur lui remit dans l’esprit la physionomie de Bélisaire. Rien que ce panier lui ressemblait; mais ce qui complétait la ressemblance, c’est que la hotte aux chapeaux était posée à la porte d’une échoppe sentant la poix et le cuir, et présentant à sa vitre étroite plusieurs rangées de fortes semelles ornées de clous solides et étincelants.

Jack se rappela l’éternelle souffrance de son ami le camelot, son rêve inassouvi d’une chaussure faite à sa mesure; et regardant dans la boutique, il aperçut en effet la silhouette balourde et grotesque du marchand de casquettes, toujours aussi laid, mais visiblement plus propre, mieux vêtu. Jack éprouva une vraie joie de le retrouver, et après avoir cogné vainement au carreau deux ou trois fois, il entra sans être aperçu du forain, absorbé dans la contemplation d’une chaussure que le marchand lui montrait. Ce n’était pas pour lui qu’il achetait des souliers; c’était pour un tout petit enfant de quatre à cinq ans, pâle, bouffi, dont la tête énorme se balançait sur des épaules maigriottes. Pendant que le cordonnier lui essayait des bottines, Bélisaire parlait au petit avec son bon sourire:

– On est bien, n’est-ce pas, m’ami, là dedans?… Qu’est-ce qui va avoir bien chaud à ses petits petons?… C’est mon ami Weber.

L’apparition de Jack ne sembla pas le surprendre.

– Tiens, vous voilà! lui dit-il aussi tranquillement que s’il l’avait vu la veille.

– Eh! bonjour, Bélisaire! qu’est-ce que vous faites là? C’est à vous, ce petit garçon?

– Oh! non! C’est le petit de madame Weber, dit le camelot avec un soupir qui signifiait évidemment: «Je voudrais bien qu’il fût à moi.»

Il ajouta, en s’adressant au marchand:

– Vous les lui avez tenus bien larges, au moins?… Qu’il puisse bien allonger les doigts… On est si malheureux d’avoir des bottes qui vous font mal!

Et le pauvre diable regardait ses pieds avec un désespoir qui prouvait bien que s’il était assez riche pour faire faire des bottines sur mesure au petit de madame Weber, il n’avait pas encore le moyen de s’en commander pour lui-même.

Enfin, quand il eut demandé vingt fois à l’enfant s’il se trouvait bien, qu’il l’eut fait marcher devant lui, taper du pied par terre, le camelot tira péniblement de sa poche une longue bourse en laine rouge avec des coulants, y choisit quelques pièces blanches qu’il mit dans la main du marchand de cet air réfléchi, important, que prennent les gens du peuple quand il s’agit de donner de l’argent.

Lorsqu’ils furent dehors:

– Par où allez-vous, camarade?… demanda-t-il à Jack d’un ton significatif, comme s’il eût sous-entendu: «Si vous allez de ce côté, j’aurai justement affaire de l’autre.»

Jack, qui sentait cette froideur sans se l’expliquer, répondit:

– Ma foi! je n’en sais rien par où je vais… Je suis journalier chez Eyssendeck, et je cherche un logement pas trop loin de ma boîte.

– Chez Eyssendeck!… dit le camelot qui connaissait toutes les fabriques du faubourg; ce n’est pas facile d’entrer là. Il faut avoir un bon livret.

Il clignait de l’œil en regardant Jack, pour qui ce mot de «bon livret» fut tout un éclaircissement. Il lui arrivait avec Bélisaire ce qui lui était arrivé avec M. Rivals. Celui-là aussi le croyait coupable du vol des six mille francs. Tant il est vrai que ces accusations, même reconnues injustes, laissent des taches indélébiles. Par exemple, quand Bélisaire sut ce qui s’était passé à Indret, qu’il eut vu l’attestation du directeur, sa physionomie changea tout à coup, et son adorable grimace souriante illumina sa face terreuse, comme au bon temps:

– Écoutez, Jack, il est bien tard pour chercher un marchand de sommeil ). Vous allez venir chez moi, car je suis à mon compte, maintenant, et j’ai un grand logement où vous coucherez ce soir… Mais si… mais si… J’ai même quelque chose de fameux à vous proposer… Mais nous causerons de cela en dînant… Allons, en route!

Et les voilà tous les trois, Jack, le camelot et le petit de madame Weber, dont les souliers neufs menaient grand train sur le trottoir, remontant le faubourg du côté de Ménilmontant où Bélisaire habitait, rue des Panoyaux. Dans le trajet, il racontait à Jack que, sa sœur de Nantes étant devenue veuve, il était rentré à Paris avec elle, qu’il ne faisait plus la province, que d’ailleurs le commerce n’allait pas mal… Et de temps en temps, au milieu de son histoire, il s’interrompait pour jeter son cri de Chapeaux, chapeaux, chapeaux! sur ce parcours habituel où il était connu de toutes les fabriques. Avant la fin de la route, il fut obligé de prendre dans ses bras le petit de madame Weber qui se plaignait doucement.

– Pauvre petit! disait Bélisaire, il n’a pas l’habitude de marcher. Il ne sort jamais, et c’est pour pouvoir l’emmener quelquefois avec moi que je viens de lui faire faire cette belle paire de souliers sur mesure… La mère est dehors toute la journée. Elle est porteuse de pain de son métier. Un métier bien fatigant, allez! et une brave femme bien courageuse… Elle part le matin à cinq heures, porte son pain jusqu’à midi, revient manger un morceau, puis repart jusqu’au soir à sa boulangerie. L’enfant reste à la maison tout ce temps-là. Une voisine le surveille, et quand personne ne peut s’occuper de lui, on le met devant la table, attaché sur sa chaise, à cause des allumettes… Là, nous sommes arrivés.

Ils entrèrent dans une de ces grandes maisons ouvrières percées de mille fenêtres étroites, traversées de longs couloirs où les pauvres gens établissent leur fourneau, leur portemanteau, déversent le trop plein de leurs logements restreints. Les portes s’ouvrent sur cette annexe, laissant voir des chambres pleines de fumée, de cris d’enfants. À cette heure, on dînait. Jack en passant regardait des gens attablés, éclairés d’une chandelle, ou bien le bruit de la vaisselle grossière sur le bois de la table.

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