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Le Nantais fit un geste pour protester, mais il eut peur de Clarisse et laissa rétablir ainsi les faits dans toute leur vérité logique et cruelle.

«Des Roudic…» dit-il en répétant le dernier mot. Le directeur continua:

«… Voici l’argent… Je ne puis pas le garder. Il me brûle… Délivrez les malheureux que j’ai laissé soupçonner, et priez mon oncle de m’accorder son pardon. Dites-lui que je quitte l’usine et que je pars sans oser le revoir. Je reviendrai quand, à force de travail et de repentir, j’aurai gagné le droit de serrer la main d’un honnête homme…» Maintenant, la date… et signez…

Et voyant qu’il hésitait:

– Prenez garde, jeune homme! Je vous préviens que si vous ne signez pas, je fais arrêter immédiatement cette femme…

Le Nantais signa sans rien dire. Le directeur se leva.

– À présent, vous pouvez partir… Allez à Guérigny, si vous voulez, et tâchez de vous bien conduire. En tout cas, rappelez-vous que si j’apprends qu’on vous a vu rôder aux environs d’Indret, les gendarmes mettront la main sur vous comme sur un voleur. Votre lettre les y autorise…

Le Nantais ébaucha un salut, jeta en passant un regard à Clarisse. Mais le charme était rompu. Elle détourna doucement la tête, bien décidée à ne plus le revoir, à conserver intacte dans sa conscience et son remords l’image affreuse qu’elle avait gardée du voleur infâme de l’autre nuit. Dès qu’il fut sorti, madame Roudic s’approcha du directeur, en joignant les mains avec une expression reconnaissante.

– Ne me remerciez pas, madame. C’est pour votre mari, c’est pour épargner à cet honnête homme la plus horrible des tortures que j’ai agi ainsi.

– C’est aussi pour mon mari que je vous remercie, monsieur… Je ne pense qu’à lui, et le sacrifice que je vais lui faire en est la preuve.

– Quel sacrifice?

– Celui de vivre, quand ce serait si bon de mourir, de dormir pour toujours… Tout était prêt, arrêté dans mon esprit. Il faut que ce soit pour Roudic, allez! J’ai tant besoin de repos, je suis si lasse!

Et, en effet, le miracle de vigueur qui l’avait soutenue pendant cette crise étant fini, son indolence naturelle reparaissait dans un tel affaissement de tout son être, elle avait l’air, en s’en allant un peu courbée, d’être si abattue, si exténuée, que le directeur craignit une catastrophe et lui dit avec douceur:

– Allons! madame, un peu de courage! Songez que Roudic va avoir un bien grand chagrin tout à l’heure en lisant cette lettre, que ce sera pour lui un coup terrible. Il ne faut pas l’accabler d’un autre malheur plus grand encore et irréparable.

– C’est bien ce que je pense, dit-elle; et elle sortit lentement.

Ce fut effectivement un vrai désespoir pour le brave Roudic d’apprendre du directeur même la faute de son neveu. Il fallut tous les transports de joie de Zénaïde retrouvant sa dot, faisant sauter sa cassette, pour calmer un peu dans le cœur de ce brave homme l’étonnement douloureux qu’éprouvent les honnêtes natures devant l’infamie et l’ingratitude. Son premier mot fut: «Ma femme l’aimait tant!» Et ceux qui l’entendirent se sentirent rougir pour lui de sa cruelle naïveté.

Et l’Aztec? Ah! le pauvre Aztec eut son jour de gloire. On afficha à toutes les portes des halles un ordre du directeur proclamant bien haut son innocence. Il fut entouré, fêté; et vous pensez si chez les Roudic on lui en fit des excuses, et des réparations d’honneur, et des protestations d’amitié! Une seule chose manquait à son bonheur: Bélisaire!

La cage à peine ouverte, sitôt qu’on lui avait dit: «vous êtes libre…» le camelot était parti sans rien demander. Tout cela lui paraissait si trouble, la peur d’être repris le talonnait si fort que sa seule pensée était de fuir, de reprendre les routes de toute la vitesse possible à ses pauvres pieds blessés. Jack avait été désolé en apprenant ce départ si prompt. Il aurait voulu s’excuser auprès de ce malheureux, roué de coups pour lui, emprisonné deux jours, et presque ruiné par le désastre de sa marchandise. Ce qui l’affligeait surtout, c’était de penser que sûrement Bélisaire était parti en le croyant coupable, puisqu’il n’avait laissé à personne le temps de le détromper; et l’idée que ce misérable coureur de grand chemin le prenait pour un voleur mettait une ombre à sa joie.

Malgré cela, il avait déjeuné de bon cœur aux fiançailles du brigadier et de Zénaïde, et dansait comme les autres «au son des bouches,» quand d’Argenton fit son entrée. L’apparition du poète, majestueux et ganté de noir, produisit sur la joyeuse assemblée le même effet qu’un émouchet tombant au milieu d’une grande partie de barres d’hirondelles. C’est que, lorsqu’on s’est fait ce qu’on appelle une tête de circonstance, il n’est pas commode de la transformer subitement. L’attitude de d’Argenton le prouva bien. On eut beau lui expliquer que l’argent était retrouvé, l’innocence de Jack reconnue, et qu’en venant à Indret il s’était croisé avec une seconde lettre du directeur destinée à réparer tout le mal qu’avait fait la première; en vain vit-il tous ces braves gens traiter l’apprenti comme l’enfant de la maison, depuis le père Roudic qui lui tapait amicalement sur l’épaule en l’appelant «Petit gas» jusqu’à Zénaïde qui lui prenait la tête entre ses fortes mains et s’amusait à lui rebrousser vigoureusement les cheveux, en attendant qu’elle pût faire le même manège amical sur la tête du brigadier Mangin; le poète n’en fut ni moins grave ni moins digne. Il n’en exprima pas moins à Roudic en termes très émus son regret pour le chagrin qu’on lui avait causé, en le priant d’accepter ses excuses et celles de la mère de Jack.

– Mais c’est moi qui lui en devrais plutôt des excuses à ce pauvre enfant… criait l’ajusteur.

D’Argenton ne l’écoutait pas. Il parlait de l’honneur, du devoir et des impasses terribles où mène la mauvaise conduite. Jack, bien que relativement innocent, avait beaucoup de motifs d’être confus; il se rappelait sa journée de Nantes, et dans quel état le brigadier Mangin, ici présent, pouvait certifier l’avoir vu. Il rougissait, ne savait quelle contenance garder pendant le sermon du Pontife. Enfin, quand celui-ci eut tenu tous ces braves gens sous le charme de sa parole éloquente, quand il eut discouru pendant une heure, distillant une tristesse lourde, un ennui somnolent auquel le père Roudic aurait fini par succomber:

– Vous devez avoir grand’soif depuis le temps que vous parlez, lui dit l’ajusteur très naïvement; et il fit apporter un pichet de maître cidre avec une galette de blé noir que Zénaïde avait préparée pour le goûter. Et, ma foi! elle avait si bonne mine, cette galette, la croûte en était si appétissante, si dorée, que le poète atteint, comme on sait, de boulimie, se laissa tenter et lui fit une brèche épouvantable, qui rappelait par ses dimensions celle que le couteau de Bélisaire avait creusée jadis dans le jambon des Aulnettes.

Du long discours qu’il venait d’entendre, Jack n’avait retenu qu’une chose, c’est que d’Argenton avait fait un grand voyage pour apporter à Indret l’argent qui devait lui épargner la honte d’aller s’asseoir sur le banc des criminels. Le poète, en effet, ne s’était pas privé, pour sa scène solennelle, de tirer parti des billets de banque contenus dans son portefeuille; plusieurs fois il avait dit en frappant sur sa poche: «J’apportais l’argent…» Et l’enfant, s’imaginant de bonne foi que d’Argenton avait pris six mille francs sur son avoir tout exprès pour le sauver, commençait à croire qu’il s’était trompé sur le compte de ce personnage antipathique, et que sa froideur, sa répulsion n’étaient qu’apparentes… Jamais il n’avait été si respectueux, si affectueux pour «l’Ennemi,» qui, stupéfait de son côté, ne reconnaissant plus le cheval rétif, se faisait comme toujours un mérite de ce changement, et disait:

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