Ce qui s’était passé?
Voici:
Le lendemain du jour où il avait écrit à la mère de Jack, le directeur d’Indret avait vu entrer chez lui madame Roudic, émue, agitée. Sans prendre garde au froid accueil qu’on lui faisait, sa honte l’ayant dès longtemps habituée au mépris tacite des honnêtes gens, elle refusa la chaise qu’on lui offrait, et toute droite, avec une assurance étonnante pour elle:
– Je viens vous dire, monsieur, que l’apprenti n’est pas coupable. Ce n’est pas lui qui a volé la dot de ma belle-fille.
Le directeur eut un soubresaut sur son fauteuil:
– Pourtant, madame, les preuves sont là.
– Quelles preuves? La plus accablante de toutes, c’est que, mon mari étant absent, Jack restait seul avec nous dans la maison. Eh bien! monsieur, c’est justement cette preuve que je viens détruire. Il y avait un autre homme que Jack, cette nuit-là, chez nous.
– Un homme! le Nantais?
Elle fit signe: «Oui, le Nantais…»
Oh! qu’elle était pâle!
– Alors, c’est le Nantais qui a pris l’argent?
Y eut-il un moment d’hésitation sur cette figure de morte? En tout cas, sa réponse fut assurée et calme.
– Non. Ce n’est pas le Nantais qui a pris l’argent… C’est moi… pour le lui donner.
– Malheureuse femme!
– Oui! oui, bien malheureuse. Il disait que c’était seulement pour deux jours, et j’ai attendu tout ce temps-là, devant le désespoir de mon mari, les larmes de Zénaïde, devant l’horrible crainte de voir condamner un innocent… Quel supplice!… Rien ne venait. Alors j’ai écrit un mot: Si demain, à onze heures, je n’ai rien reçu, je me dénonce et vous aussi… Et me voilà.
– Vous voilà, vous voilà!… Mais que voulez-vous que je fasse?
– Je veux que vous arrêtiez les vrais coupables, maintenant que vous les connaissez.
– Mais votre mari?… Il en mourra de ce double déshonneur.
– Et moi donc! dit-elle avec une amère fierté. Mourir est ce qu’il y a de plus facile. Ce que je fais est bien autrement douloureux, allez!
Elle avait un élan farouche en parlant de la mort.
Elle la regardait, l’appelait avec ivresse, comme elle n’avait jamais regardé, appelé son amant.
– Si votre mort pouvait réparer la faute, reprit le directeur gravement; si elle pouvait servir à ravoir la dot de cette pauvre enfant, je comprendrais que vous vouliez mourir… Mais, ici, il n’y a réellement que vous qu’un suicide tirerait d’affaire. La situation resterait la même, aggravée et plus sombre, voilà tout.
– Que faire, alors? dit-elle avec abattement; et, dans son incertitude, elle redevenait l’ancienne Clarisse, un long corps frêle secoué par un combat trop fort pour lui.
– Avant tout, il faut sauver ce qu’on pourra de cet argent. Il en reste peut-être encore.
Clarisse secoua la tête. Elle le connaissait, ce terrible joueur. Elle savait comment il s’était emparé de l’argent, qu’il avait presque marché sur elle pour courir à cette cassette, et qu’il avait dû jouer et perdre jusqu’au dernier sou.
Le directeur avait sonné. Un surveillant entra, l’ancien gendarme, ennemi spécial de Bélisaire.
– Vous allez partir pour Saint-Nazaire, lui commanda son chef. Vous direz au Nantais que j’ai besoin de lui tout de suite. Vous l’attendrez même pour plus de sûreté.
– Le Nantais est à Indret, mon directeur. Je viens de le voir sortir de chez madame Roudic. Il ne doit pas être loin, bien sûr.
– Alors, c’est bon… Cherchez-le vivement et ramenez-le ici… Surtout, ne l’avertissez pas que vous avez vu madame Roudic dans mon cabinet… Il ne faut pas qu’il se doute…
– Compris… dit en clignant de l’œil le perspicace surveillant, qui ne savait le premier mot de ce dont il s’agissait.
Il tourna les talons et sortit.
Derrière lui, ils restèrent sans parler. Appuyée à l’angle du bureau, Clarisse songeait, muette et farouche; et le bruit laborieux de l’usine, les plaintes, les sifflements de la vapeur, tantôt suppliants ou menaçants ou plaintifs, accompagnaient bien la tempête de son âme. La porte s’ouvrit allègrement.
– Vous m’avez appelé, monsieur le directeur, dit le Nantais d’une voix joyeuse.
La présence de Clarisse, sa pâleur, l’air sévère de son chef…
Il comprit tout.
Elle avait donc tenu parole.
Pendant une minute, sa physionomie hardie et brutale fut bouleversée par un égarement fou, l’égarement de l’homme acculé qui tue pour sortir de l’impasse où il tourne sans trouver d’issue; mais il chancela sous l’effort de cette lutte intérieure et finit par s’affaisser devant le bureau.
– Pardon! murmura-t-il.
D’un geste, le directeur le releva:
– Épargnez-nous vos supplications et vos larmes. Nous connaissons tout cela. Venons tout de suite au fait… Cette femme a volé son mari et sa fille pour vous. Vous aviez promis de rapporter l’argent dans deux jours.
Le Nantais eut un regard éperdu de reconnaissance vers sa maîtresse, qui le sauvait par un mensonge; mais Clarisse ne le regardait pas, elle. Elle n’était pas tentée de le regarder. Elle l’avait trop bien vu, la nuit du crime.
– Où est l’argent? répéta le directeur.
– Voici!… Je l’apportais.
Il le rapportait en effet; mais n’ayant pas trouvé Clarisse chez elle, il le remportait encore plus vite et se sauvait du côté du tripot pour tenter à nouveau la chance. C’était un vrai joueur.
Le directeur prit les billets posés sur la table:
– Est-ce que tout y est?
– Il manque huit cents francs… dit l’autre en hésitant.
– Ah! oui, je comprends. Une mise de fonds pour la partie de ce soir.
– Non, je vous jure. Je les ai perdus. Mais je les rendrai.
– C’est inutile. On ne vous demande rien. Les huit cents francs qui manquent, je me charge de les remplacer. Je ne veux pas que cette enfant perde un sou de sa dot. Maintenant, il s’agit d’expliquer à Roudic comment l’argent avait disparu et comment il revient. Mettez-vous là et écrivez.
Il réfléchit un moment, pendant que le Nantais s’asseyait au bureau et prenait la plume. Clarisse avait relevé la tête. Elle attendait. C’était sa vie ou sa mort, cette lettre.
– Écrivez: Monsieur le directeur, c’est moi qui, dans un moment de folie, ai pris six mille francs dans l’armoire des Roudic…