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– L’emploi est tout trouvé… Il faut lui payer avec cela une cellule à la maison paternelle de Mettray pendant deux ou trois ans. C’est là seulement qu’on parviendra peut-être de faire du voleur un honnête homme.

Elle tressaillit à ce mot de voleur qui la rappelait à la réalité. On sait que dans cette pauvre petite cervelle les impressions fugitives sans cesse renaissantes effaçaient en une seconde jusqu’à la trace d’une idée.

Elle baissa la tête:

– Je suis prête à faire tout ce que tu voudras, dit-elle… Tu as été si bon, si généreux! Je ne l’oublierai jamais.

Sous sa grosse moustache, la bouche du poète eut un frétillement de plaisir et d’orgueil. Il était plus que jamais le maître. Il en profita pour faire un long discours. Elle avait de grands reproches à s’adresser. Sa faiblesse maternelle n’était pas étrangère à ce qui arrivait. Un enfant, gâté comme le sien, toujours livré à ses mauvais instincts, ne pouvait manquer de devenir pernicieux. Il fallait une main d’homme désormais pour conduire ce cheval rétif. Qu’on le lui confiât seulement, il se chargeait bien de le mettre au pas.

Il répéta deux ou trois fois de suite:

– Je le briserai, ou je le materai.

Elle ne répondait pas. Le bonheur de penser que son enfant n’irait pas en prison dominait tout le reste. Sur-le-champ, ils décidèrent qu’on partirait le soir même pour Indret. Seulement, afin de lui éviter à elle une aussi grande humiliation, ils convinrent qu’elle resterait à la Basse-Indre. D ’Argenton irait seul porter l’argent et chercher le coupable, qu’on conduirait tout de suite à la colonie. Il disait déjà «la colonie» tout simplement; et d’avance il voyait Jack revêtu de la casaque de cotonnade bleue, confondu avec ces malheureux petits détenus, victimes pour la plupart des vices ou des crimes paternels, et qui s’enrôlent dès le plus jeune âge enfants de troupe dans le grand régiment des réprouvés.

C’est un dimanche qu’ils descendirent de wagon à la grande station usinière de la Basse-Indre et prirent la plus belle chambre d’une auberge sur la route, le pays étant absolument dépourvu d’un hôtel de voyageurs. Pendant que le poète allait remplir son office de justicier, Charlotte resta seule à l’attendre dans cette pièce sordide où montaient des cris, des rires, un tapage d’ivrognes, des chants traînards et tristes psalmodiés sur ce ton de complainte qu’affectent les mélodies bretonnes, mélancoliques comme la mer ou l’étendue sauvage des Landes. Des refrains de matelots se mêlaient à ceux-là, plus vifs, plus débauchés, mais tristes aussi. De ce tumulte vulgaire du cabaret, de la monotonie d’une petite pluie de côte qui battait les vitres sans relâche, il se dégageait pour cette femme une singulière impression de l’exil auquel on avait condamné son enfant. Si coupable qu’il fût, c’était toujours son fils, son Jack; et de se sentir si près de lui, cela la remettait en présence des années heureuses qu’ils avaient jadis vécues ensemble.

Pourquoi l’avait-elle abandonné?

Elle se le rappelait enfant, charmant et délicat, plein d’intelligence et de tendresse, et en pensant qu’elle allait voir apparaître un ouvrier voleur et que ce serait là son fils, le remords vague qui la tourmentait depuis deux ans prit un corps et se dressa devant elle. Voilà donc ce que lui valait sa faiblesse! Si Jack était resté près d’elle au lieu d’être livré à la dépravation des fabriques, si elle l’avait mis au collège avec des enfants de son âge, est-ce qu’il serait devenu un voleur? Ah! la prédiction de ce médecin de là-bas s’était trop bien réalisée. Elle allait le retrouver déchu, humilié.

La trivialité de ce dimanche d’ouvriers, dont l’odeur et le train l’entouraient, augmentait encore son remords. C’était là que son Jack vivait depuis deux ans!… Toutes les répugnances de cette nature superficielle, incapable de sentir la grandeur d’une tâche quelconque accomplie, d’une vie achetée à la fatigue des bras, se révoltaient à cette idée. Pour essayer de se distraire de ses tristes pensées, elle prit les prospectus de la «colonie,» ouverts devant elle. Des mots la firent frémir. «Maison paternelle. Collège de répression. Le régime adopté est l’isolement absolu. Les enfants sont mis en cellule et ne se voient jamais entre eux, même à la chapelle.» Le cœur serré, elle ferma le livre et se tint à la fenêtre, guettant le retour du poète, l’arrivée de l’enfant, les yeux fixés sur un petit coin de Loire qu’elle entrevoyait là-bas au bout de la ruelle, agitée comme une mer, et tout éclaboussée de l’eau qui tombait.

Pendant ce temps, d’Argenton s’en allait accomplir sa mission, et bien content de l’accomplir. Il n’aurait pas cédé sa place pour beaucoup d’argent. Lui qui aimait les attitudes, il en avait à prendre, et plusieurs, et toutes superbes. D’avance, il préparait le discours à adresser au criminel, les excuses qu’il lui ferait faire à genoux dans le cabinet du directeur. Pour le moment, toutes ces poses préméditées se résumaient en un port de tête majestueux, un air grave et de circonstance, pendant que, vêtu de sombre, ganté de noir, il montait, tout en tenant son parapluie haut et ferme, la grande rue d’Indret déserte à cette heure à cause du mauvais temps et des vêpres.

Une vieille femme lui indiqua la maison des Roudic. Il passa devant l’usine silencieuse, au repos, rafraîchissant avec délices ses toits enfumés et noircis. Mais, arrivé devant la maison qu’on venait de lui désigner, il s’arrêta hésitant, craignant de s’être trompé. De toutes les maisons alignées dans cette rue-caserne, celle-ci était la plus gaie, la plus animée. Des fenêtres entr’ouvertes du rez-de-chaussée s’échappait un bruit joyeux de rondes bretonnes, de pas villageois qui frappaient lourdement sur le parquet comme sur une aire fraîchement battue. On dansait «au son des bouches,» comme ils disent en Bretagne, et l’on dansait avec cet entrain que la voix donne au rythme et à la mesure.

– «C’est impossible… Ce n’est pas là…» se disait d’Argenton, préparé à trouver une maison désolée où il entrerait comme un rédempteur.

Tout à coup, on cria:

– Allons! Zénaïde, le Plat d’Étain!…

Et plusieurs voix reprirent bruyamment:

– Oui, oui, Zénaïde, le Plat d’Étain!…

Zénaïde! C’était bien le nom de la fille de Roudic.

Ces gens-là prenaient leur désastre gaiement, par exemple! Pendant qu’il hésitait encore, une voix de femme commença sur un ton suraigu:

C’est dans la cour du Plat-d’Étain.

À quoi le chœur, mêlé de quelques voix d’hommes, répondit:

C’est dans la cour du Plat-d’Étain.

Et, tout de suite, un tourbillon de coiffes blanches se mit a passer devant la fenêtre avec le claquement des jupons de drap, l’effort des voix essoufflées.

– Allons, brigadier!… Allons, Jack!… criait-on.

Pour le coup, voilà qui était trop fort!… Très intrigué, le poète poussa la porte, et, au milieu de la poussière que soulevait cette danse folle, la première personne qu’il aperçut, ce fut Jack, le voleur, le futur colon, sautant avec sept ou huit jeunes filles parmi lesquelles une grosse boulotte, joyeuse et rouge, qui entraînait, de toute sa force dans l’animation de la ronde, un joli brigadier aux douanes. Acculé au mur, poursuivi dans tous les coins, un brave homme à cheveux gris, heureux, épanoui, amusé de toute cette joie, essayait de la faire partager à une longue jeune femme pâle qui souriait tristement.

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