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Une seule pensée soutient notre ami Jack dans les déconvenues de sa triste destinée: «Gagne ta vie… Ta mère aura besoin de toi.» Mais, hélas! les salaires sont proportionnés à la valeur de l’ouvrage, et non pas à la bonne volonté de l’ouvrier. Vouloir n’est rien, c’est pouvoir qu’il faudrait. Et Jack ne peut pas. Malgré les prédictions de Labassindre, il ne sera jamais qu’un choufliqueur dans sa partie. Il n’a pas le «don,» qu’est-ce que vous voulez? Et maintenant le voilà à dix-sept ans, son apprentissage fini, arrivant à peine à gagner ses trois francs par jour. Avec ces trois francs, il faut qu’il paye sa chambre, qu’il se nourrisse, qu’il s’habille, c’est-à-dire qu’il remplace son bourgeron et sa cotte quand il n’y a plus moyen de les porter. Le beau métier qu’on lui a mis là dans les mains! Et comment ferait-il si sa mère lui écrivait: «J’arrive… je viens vivre avec toi!…»

– Vois-tu, petit gas, dit le père Roudic qui a gardé à l’apprenti ce nom de «petit gas,» bien que celui-ci le dépasse de toute la tête, tes parents ont eu tort de ne pas m’écouter; tu n’es pas à ton affaire ici. Tu n’auras jamais le sentiment de la lime, et nous serons obligés de te laisser tout le temps aux gros ouvrages, où il n’y a pas sa vie à gagner. À ta place, j’aimerais mieux rouler ma bosse et chercher fortune en roulant… Tiens! il nous est venu l’autre jour, à l’ajustage; Blanchet, le mécanicien-chef du Cydnus, qui cherchait des chauffeurs. Si la chambre de chauffe ne te fait pas peur, tu pourrais tenter le coup. Tu gagnerais tes six francs par jour en faisant le tour du monde, logé, nourri, chauffé… Ah! dam, oui, dam! chauffé… Le métier est rude, mais on en revient, puisque je l’ai fait deux ans et que me voilà. Voyons! veux-tu que j’écrive à Blanchet?

– Oui, monsieur Roudic… J’aime mieux ça.

L’idée d’avoir une double paye, de voir du pays, cet amour du voyage qui lui venait de son enfance, des histoires de Mâdou, des campagnes de la Bayonnaise racontées par M. Rivals, bien des raisons achevèrent de décider Jack à prendre ce métier de chauffeur où viennent échouer tous les mauvais ouvriers du fer, tous les Ratés du marteau et de l’enclume, et qui ne demande que de la vigueur et une grande force de résistance.

Il partit d’Indret un matin de juillet, juste quatre ans après son arrivée.

Quel temps superbe encore ce jour-là!

Du pont du petit bateau où Jack se tenait debout à côté du père Roudic qui avait voulu l’accompagner, le spectacle était saisissant. Le fleuve s’agrandissait à chaque tour de roue, écartant, repoussant ses berges de toute sa force comme pour faire la place plus large à son embouchure dans la mer. L’air devenait plus vif, les arbres diminuaient de hauteur, les deux rives s’aplanissaient en s’éloignant l’une de l’autre dans une perspective étalée, semblait-il, par le grand vent soufflant de face. Çà et là, des étangs brillaient dans l’intérieur des terres, des fumées montaient au-dessus des tourbières, des milliers de goëlands et de mouettes dans un vol blanc mêlé de noir rasaient le fleuve avec leurs cris d’enfants. Mais tout cela disparaissait, perdu dans l’immensité prochaine de l’Océan, qui ne souffre aucune grandeur à côté de la sienne, comme il ne veut aucune végétation au bord de la stérilité amère de ses vagues.

Subitement, le petit paquebot entra dans l’espace d’un seul bond. Comment définir autrement cette allure nouvelle de toute son armature, ce balancement que les flots, baignés d’une lumière éblouissante, libres dans une prise d’air gigantesque, semblaient continuer d’une lame à l’autre, jusqu’à la limite extrême de l’horizon, jusqu’à cette ligne verdâtre où le ciel et l’eau réunis ferment l’espace aux yeux avides?

Jack n’avait jamais vu la mer. Cette odeur fraîche et salée, ce coup d’éventail que la marée montante dégage à chaque vague, lui mit au cœur la griserie du voyage.

Là-bas, sur la droite, avec ce resserrement de tous leurs toits que les ports de mer présentent entre les roches, Saint-Nazaire s’avançait au bord des flots, son clocher en vigie sur la hauteur, sa jetée continuant la rue jusqu’au large. Entre les maisons, des mâts se dressaient, se croisaient, mêlés de loin les uns aux autres, et si serrés qu’on eût dit qu’un seul coup de vent avait poussé ce paquet de vergues dans l’abri du port. En approchant, tout s’espaça, se sépara, s’agrandit.

Ils débarquèrent à la jetée. Là, on leur apprit que le Cydnus, grand steamer de la Compagnie transatlantique, partait le jour même, dans deux ou trois heures, et que depuis la veille il était déjà au large. C’est le seul moyen qu’on ait trouvé jusqu’ici pour avoir l’équipage au complet au moment du départ, sans être obligé de faire battre tous les bouges de Saint-Nazaire par les gendarmes.

Jack et son compagnon n’avaient donc pas le temps de voir la ville qu’emplissaient, à cette heure, l’animation et le train d’un jour de marché débordant jusque sur le port. Tout le quai était jonché de paquets de verdure, de paniers de fruits, de volailles liées deux à deux et battant des ailes par terre en piaillant. Devant leur étalage, paysannes et paysans bretons, alignés tout debout les bras ballants, attendaient tranquilles et muets qu’il leur vînt quelque pratique. Pas de hâte, pas le moindre appel aux passants. Pour faire contraste, une foule de petits forains, l’éventaire chargé de cravates, de porte-monnaie, d’épingles ou de bagues, circulaient bruyamment, en proposant leur marchandise. Des matelots de tous les pays, de petites bourgeoises de Saint-Nazaire, des femmes d’ouvriers ou d’employés de la compagnie, se hâtaient dans le marché où le coq du Cydnus achevait de ramasser ses dernières provisions. Roudic apprit par lui que Blanchet était à bord, et furieux parce qu’il n’avait pas son compte de chauffeurs.

– Dépêchons-nous, petit gas, nous sommes en retard.

Ils sautèrent dans une barque, traversèrent le bassin à flot encombré de navires. Ici, ce n’était plus le port fluvial de Nantes, sillonné de barques de toutes grandeurs. Rien que d’énormes bâtiments et une apparence de repos, de relâche. Des coups de marteau dans la partie du radoub, quelques piaillements de volailles qu’on embarquait, troublaient seuls ce silence sonore, cristallin, qui plane au-dessus de l’eau. Les gros transatlantiques, rangés au quai, éteints et lourds, semblaient dormir entre deux traversées. De grands navires anglais, venus de Calcutta, dressaient leurs nombreux étages de cabines, leur avant très haut, leurs flancs solides couverts d’une nuée de matelots en train de les badigeonner. On passait entre ces masses immobiles, où l’eau prenait des teintes sombres de canal traversant une ville, comme entre d’épaisses murailles, avec des manèges de chaînes, de cordes soulevées et ruisselantes. Enfin, ils sortirent du port, franchirent la jetée à la pointe de laquelle le Cydnus sous vapeur attendait la marée.

Un petit homme nerveux et sec, en manches de chemise, trois galons d’or à sa casquette, interpella Jack et Roudic, dont la barque venait de se ranger au long du steamer. À peine si l’on entendait ses paroles dans le tumulte de l’encombrement de la dernière heure; mais ses gestes paraissaient éloquents. C’était Blanchet, le mécanicien-chef, que ses hommes appelaient «le Moco [2]». Aussitôt que le vacarme des bagages qu’on engouffrait dans la cale ouverte lui permit de se faire entendre:

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