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– Arrivez donc, coquin de bon sort! cria-t-il avec un terrible accent du Midi… J’ai cru que vous alliez me laisser en plan.

– C’est ma faute, mon vieux, dit Roudic… Je voulais accompagner le petit gas, et je n’étais pas libre hier.

– Boufre! Il est de taille, ton petit gas. Nous serons obligés de le plier en quatre pour le coucher dans la cabine des chauffeurs… Allons, zou! descendons vite, je vais l’installer.

Ils prirent un petit escalier tout en cuivre, qui tournait avec une rampe étroite, puis un autre escalier sans rampe, raide comme une échelle, puis encore un, puis encore un autre.

Jack, qui n’avait jamais vu de «transatlantique,» était stupéfait de la grandeur, de la profondeur de celui-ci. On descendait dans un abîme où les yeux, qui venaient de la grande lueur du jour, ne distinguaient ni les êtres, ni les objets. Il faisait nuit, une nuit de mine, éclairée de fanaux accrochés, étouffée d’un manque d’air et d’une chaleur croissante. Une dernière échelle, descendue à tâtons, les conduisit dans la chambre aux machines, véritable étuve qu’une chaleur mouillée et lourde, mêlée à une forte odeur d’huile, emplissait d’une atmosphère insupportable, d’une buée flottante au-dessus de laquelle, à trois ou quatre étages plus haut, apparaissait dans le carré d’un soupirail le bleu du ciel.

Une grande activité régnait là. Les mécaniciens, les aides, les élèves, allaient, venaient, passaient une revue générale de la machine, s’assurant si toutes les pièces étaient exactes et libres dans leur jeu. On venait de finir le plein des chaudières, et déjà elles tiraient et grondaient furieusement. Le fer, le cuivre, la fonte, astiqués d’huile bouillante, luisaient, étincelaient; et l’extrême propreté des engins leur donnait une apparence plus féroce, comme si ces poignées qui brûlaient – à leur contact – même les mains enveloppées d’étoupe, ces pistons incandescents, ces boutons remués avec des crocs de fer, brillaient de tout le feu qu’ils absorbaient. Jack regardait curieusement la formidable bête. Il en avait vu bien d’autres à Indret; mais celle-ci lui paraissait encore plus terrible, sans doute parce qu’il savait qu’il serait obligé de l’approcher à chaque instant et de lui fournir sa nourriture de nuit et de jour. Çà et là, des thermomètres, des manomètres, une boussole, le cadran télégraphique par lequel arrivent les commandements, recevaient la lumière de grosses lampes à réflecteur.

Au bout de la chambre aux machines s’enfonçait un petit couloir, très étroit, très sombre. «Ici, la soute au charbon…» dit Blanchet en montrant un trou béant dans le mur. À côté de ce trou, il s’en trouvait un autre où un fanal éclairait quelques grabats, des hardes pendues. C’est là que couchaient les chauffeurs. Jack frémit à cette vue. Le dotoi Moronval, la mansarde des Roudic, tous ces abris de hasard où il avait dormi ses rêves d’enfant, étaient des palais en comparaison.

– «Et la chambre de chauffe,» ajouta Moco en poussant une petite porte.

Imaginez une longue cave ardente, une allée des catacombes embrasée par le reflet rougeâtre d’une dizaine de fours en pleine combustion. Des hommes presque nus, activant le feu, fouillant les cendriers, s’agitaient devant ces brasiers qui congestionnaient leurs faces ruisselantes. Dans la chambre aux machines on étouffait. Ici l’on brûle.

– Voilà votre homme… dit Blanchet au chef de chauffe en lui présentant Jack.

– Il arrive bien, dit l’autre presque sans se retourner, je manque de monde pour les escarbilles.

– Bon courage, petit gas! fit le père Roudic en donnant à son apprenti une vigoureuse poignée de main.

Et Jack, tout de suite, se mit aux escarbilles. Tous les détritus de charbon dont les cendriers se trouvent obstrués, encrassés, sont jetés dans des paniers que l’on monte sur le pont pour les vider dans la mer. Dur métier, les paniers sont lourds, les échelles raides, suffocante la transition de l’air pur à l’étouffement du gouffre. Au troisième voyage, Jack sentait ses jambes fondre sous lui. Incapable même de soulever son panier, il restait là, anéanti, moite d’une sueur qui lui enlevait tout ressort, quand l’un des chauffeurs, le voyant en cet état, alla prendre dans un coin un large fiasque d’eau-de-vie et le lui présenta.

– Non, merci! je n’en bois pas, dit Jack.

L’autre se mit à rire.

– Tu en boiras, dit-il.

– Jamais!… fit Jack, et, se raidissant par un sursaut de sa volonté bien plus que par l’effort de tous ses muscles, il chargea la lourde corbeille sur son dos et la monta courageusement.

Le pont présentait un coup d’œil animé et pittoresque. Le petit paquebot amenant les voyageurs venait d’arriver et de se ranger à côté du grand steamer. De là montait une foule de passagers, pressés, ahuris, qui offraient une diversité étonnante de costumes et de langages, tous les pays de la terre se donnant rendez-vous sur ce milieu mixte, international, qu’on appelle un pont de navire. Tout ce monde courait, s’installait. Des gens étaient gais, d’autres pleuraient d’un adieu précipité; mais tous avaient au front un souci ou un espoir, car les déplacements sont presque toujours le résultat d’une perturbation, de quelque volte d’existence, et c’est en général le dernier tremblement d’une grande secousse que ces départs qui vous jettent d’un continent à un autre. Aussi les deuils côtoient l’aventure sur les ponts des paquebots et mêlent leur mélancolie à la fièvre du voyage.

Elle était partout, cette fièvre singulière, dans la marée qui montait à grand bruit, dans les révoltes du vaisseau tirant son ancre, dans l’agitation des petites barques qui l’entouraient. Elle animait là-bas, sur la jetée, une foule émue et curieuse, venue pour saluer les voyageurs, suivre de loin quelque silhouette aimée, et formant sur l’étroit espace comme une barre sombre qui coupait l’horizon bleu. Elle doublait, cette fièvre, l’élan des bateaux de pêche gagnant le large à pleines voiles pour toute une nuit de hasard et de combat; et les grands steamers qui rentraient la sentaient battre, dans leurs toiles lasses, comme un regret des beaux pays parcourus.

Pendant que l’embarquement finissait, que la cloche de l’avant du navire hâtait les dernières brouettes, Jack, son panier d’escarbilles vidé, était resté appuyé au bastingage à regarder les passagers, ceux des cabines confortablement mis et équipés, et ceux du pont déjà assis sur leur mince bagage… Où allaient-ils?… Quelle chimère les emportait? Quelle réalité cruelle et froide les attendait à l’arrivée!… Un couple surtout l’intéressait, une mère et son enfant qui lui rappelaient l’image d’Ida et du petit Jack alors qu’ils se tenaient ainsi par la main. La femme, jeune, tout en noir, enveloppée d’un sarapé mexicain à grandes raies, avec cette allure indépendante que les femmes de militaires ou de marins prennent des absences fréquentes de leur mari. L’enfant, habillé à l’anglaise, ressemblant à s’y méprendre au joli filleul de lord Peambock.

Quand ils passèrent près de Jack, tous deux eurent un mouvement d’écart, et la longue robe de soie fut vivement relevée pour ne pas frôler les manches du chauffeur noires de charbon. Ce fut un mouvement presque imperceptible, mais qu’il comprit; et du coup il lui sembla que son passé, ce cher passé en deux personnes qu’il invoquait aux mauvais jours, venait de le renier, de s’éloigner de lui à jamais.

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