Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Un juron marseillais, accompagné d’un fort coup de poing entre les deux épaules, interrompit sa triste rêverie:

– Chien failli de chauffeur de Ponantais du diable, veux-tu bien descendre à ton poste!…

C’était le Moco qui faisait sa ronde. Jack descendit sans rien dire, honteux de cette humiliation devant tous.

Comme il mettait le pied sur l’échelle menant à la chambre de chauffe, une longue secousse ébranla le navire, la vapeur qui grondait depuis le matin régularisa son bruit, l’hélice se mit en branle. On partait.

En bas, c’était l’enfer.

Chargés jusqu’à la gueule, dégageant avec des lueurs d’incarnat une chaleur visible, les fours dévoraient des pelletées de charbon sans cesse renouvelées par les chauffeurs dont les têtes grimaçaient, tuméfiées, apoplectiques, sous l’action de ces feux ardents. Le grondement de l’Océan semblait le rugissement de la flamme; le bruit du flot confondu avec un pétillement d’étincelles donnait l’expression d’un incendie inextinguible, renaissant de tous les efforts qu’on faisait pour l’éteindre.

– «Mets-toi là…» dit le chef de chauffe.

Jack vint se mettre devant une de ces gueules enflammées qui tournaient tout autour de lui, élargies et multipliées par le premier étourdissement du tangage. Il fallait activer ce foyer d’embrasement, l’agacer du ringard, le nourrir, le décharger sans cesse. Ce qui lui rendait la besogne plus terrible, c’est que, n’ayant pas l’habitude de la mer, les trépidations violentes de l’hélice, les surprises du roulis le faisaient chanceler, le jetaient à tout moment vers la flamme. Il était obligé de s’accrocher pour ne pas tomber et d’abandonner tout de suite les objets incandescents auxquels il essayait de se retenir.

Il travaillait pourtant avec tout son courage; mais, au bout d’une heure de ce supplice ardent, il se sentit aveuglé, sourd, sans haleine, étouffé par le sang qui montait, les yeux troubles sous les cils brûlés. Il fit ce qu’il voyait faire aux autres, et, tout ruisselant, s’élança sous la «manche à air» long conduit de toile où l’air extérieur tombe, se précipite du haut du pont par torrents… Ah! que c’était bon!… Presque aussitôt, une chape de glace s’abattit sur ses épaules. Ce courant d’air meurtrier avait arrêté son souffle et sa vie.

– La gourde! cria-t-il d’une voix rauque au chauffeur qui lui avait offert à boire.

– Voilà, camarade. Je savais bien que tu y viendrais.

Il avala une énorme lampée. C’était de l’alcool presque pur; mais il avait tellement froid que le trois-six lui parut aussi fade et insipide que l’eau claire. Quand il eut bu, il lui vint un grand bien-être de chaleur intérieure communiquée à tous ses nerfs, à tous ses muscles, et qui s’exaspéra ensuite en brûlure vive au creux de l’estomac. Alors, pour éteindre ce feu qui le brûlait, il recommença à boire. Feu dedans et feu dehors, flamme sur flamme, alcool sur charbon, c’est ainsi désormais qu’il allait vivre!

Il commençait un rêve fou d’ivresse et de torture qui devait durer trois ans. Trois sinistres années aux jours tout pareils, aux mois confondus et brouillés, aux saisons uniformes dans la canicule constante de la chambre de chauffe.

Il traversa des zones inconnues dont les noms étaient clairs, chantants, rafraîchissants, des noms espagnols, italiens ou français, du français enfantin des colonies; mais de toutes ces contrées magiques, il ne vit ni les ciels de saphir, ni les îles vertes étalées en féconds bouquets sur les vagues phosphorescentes. La mer grondait pour lui de la même colère, le feu de la même violence. Et plus les pays étaient beaux, plus la chambre de chauffe était terrible.

Il relâcha dans des ports fleuris, horizonnés de forêts de palmiers, de bananiers au vert panache, de collines violettes, de cases blanches étayées de bambou; mais pour lui tout gardait la couleur de la houille. Après que, pieds nus sur les quais enflammés de soleil, empoissés de goudron fondu ou du suc noir des cannes à sucre, il avait vidé ses escarbilles, cassé du charbon, transbordé du charbon, il s’endormait épuisé le long des berges ou allait s’enfermer dans quelque bouge, des berges et des bouges semblables à ceux de Nantes, hideux témoins de sa première ivresse. Là, il trouvait d’autres chauffeurs, des Anglais, des Malais, des Nubiens, brutes féroces, machines à tisonner; et comme on n’avait rien à se dire, on buvait. D’abord, quand on est chauffeur, il faut boire. Ça fait vivre.

Et il buvait!

Dans cette nuit d’abîme, un seul point lumineux, sa mère. Elle restait au fond de sa vie lugubre comme une madone au fond d’une chapelle dont on aurait éteint tous les cierges. Maintenant qu’il se faisait homme, bien des côtés mystérieux de son martyre s’éclaircissaient pour lui. Son respect pour Charlotte s’était changé en pitié tendre; et il commençait à l’aimer comme on aime ceux pour qui l’on souffre ou pour qui l’on expie. Même dans ses plus grands désordres, il n’oubliait pas le but de son engagement, et un instinct machinal lui faisait conserver sa paye de matelot. Tout ce que l’ivresse lourde laissait de lucide en lui s’en allait à cette pensée qu’il travaillait pour sa mère.

En attendant, la distance grandissait entre eux et s’allongeait des lieues parcourues, surtout de l’oubli vague, de l’indifférence du temps qui prend les exilés et les malheureux. Les lettres de Jack devenaient de plus en plus rares, comme si chaque fois elles étaient jetées d’un peu plus loin. Celles de Charlotte, nombreuses et bavardes, l’attendaient aux étapes, mais lui parlaient de choses tellement étrangères à sa nouvelle situation, qu’il les lisait seulement pour en entendre la musique, écho lointain d’une tendresse toujours vivante. Des lettres d’Étiolles lui racontaient les épisodes ordinaires de la vie de d’Argenton. Plus tard, d’autres, datées de Paris, annoncèrent un changement dans leur existence, une nouvelle installation au quai des Augustins, tout près de l’Institut. «Nous sommes en plein centre intellectuel, disait Charlotte. M. d’Argenton, cédant aux sollicitations de ses amis, s’est décidé de rentrer dans Paris et à fonder une Revue philosophique et littéraire. Ce sera un moyen de faire connaître ses œuvres, si injustement ignorées, et de gagner aussi beaucoup d’argent. Mais quel mal il faut se donner! que de courses chez les auteurs, chez les éditeurs! Nous avons reçu un travail bien intéressant de M. Moronval. Je m’occupe aussi de l’aider, ce pauvre ami. J’achève en ce moment de recopier la Fille de Faust. Tu es bien heureux, mon enfant, de vivre loin de toutes ces agitations. M. d’Argenton en est malade… Tu dois être bien grand aujourd’hui, mon Jack! Envoie-moi ta photographie.» À quelque temps de là, en passant à la Havane, Jack trouva un volumineux paquet à son adresse: «Jack de Barancy, chauffeur à bord du Cydnus.» C’était le premier numéro de

LA REVUE DES RACES FUTURES

Vte A. d’ARGENTON, Rédacteur en chef

Ce que nous sommes, ce que nous serons… La Rédaction.

La Fille de Faust. Prologue… Vte A. d’Argenton.

De l’Éducation aux Colonies… Évariste Moronval.

L’Ouvrier de l’avenir… Labassindre.

Médication par les parfums… Dr Hirsch.

91
{"b":"125338","o":1}