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L’ivrogne a beau protester, il faut qu’il avoue son vice, il a affaire à un véritable juge d’instruction. Quand il arriva devant Jack, le médecin l’examina avec attention, lui demanda son âge, et s’il était depuis longtemps malade. Jack répondait avec effort, d’une voix sifflante; et tout le temps qu’il parlait, Bélisaire derrière lui clignait des yeux, avançait ses grosses lèvres.

– Voyons! levez-vous, mon garçon, dit le docteur en appliquant son oreille sur les vêtements mouillés du malade pour l’ausculter… Vous êtes donc venu à pied?

– Oui, monsieur.

– C’est extraordinaire que vous ayez pu marcher dans l’état où vous êtes… Il vous a fallu une fière énergie. Mais je vous défends bien de recommencer. On va vous porter sur une civière.

Et se tournant vers l’employé qui écrivait les billets:

– Charité… Salle Saint-Jean-de-Dieu.

Puis, sans un mot de plus, il continua son inspection.

Parmi les mille visions rapides, confuses, qui passent devant vous dans le mouvement des rues de Paris, qui se succèdent, s’effacent l’une par l’autre, en savez-vous de plus navrantes que ces civières suspendues, abritées d’un tendelet de coutil rayé, et dont deux hommes, l’un devant, l’autre derrière, soutiennent le balancement? Cela tient du lit et du linceul; et la forme aveugle, vaguement dessinée là-dessous, abandonnée aux secousses de la marche, vous fait rêver sinistrement. Des femmes se signent à cette vue, comme au passage d’un corbillard. Parfois, le brancard s’en va seul, sur le trottoir déserté à son approche; le plus souvent, une mère, une fille, une sœur, les yeux mouillés à cette humiliation suprême de la maladie indigente, suivent ce chevet qui marche. C’est ainsi que Jack écoutait près de lui, à côté des porteurs, le pas inégal du brave camelot, qui, de temps en temps, lui prenait la main pour lui prouver qu’il n’était pas complètement délaissé. De secousse en secousse, tout somnolent et brisé, le malade arriva à la Charité, dans la salle Saint-Jean-de-Dieu, située au second étage au fond de la deuxième cour. Une salle triste, au plafond soutenu par des colonnes de fonte, et dont les fenêtres donnent d’un côté sur la cour sombre, de l’autre sur un jardin profond et humide; vingt lits pied contre pied, deux grands fauteuils près d’un énorme poêle, une table et un immense buffet couvert d’une plaque de marbre. Voilà l’endroit.

À l’entrée de Jack, cinq ou six fantômes en houppelandes brunes, coiffés de bonnets de coton, interrompirent une partie de dominos silencieuse pour regarder passer le nouveau venu. D’autres, qui se chauffaient, s’écartèrent à son approche. Rien qu’un angle clair dans la pièce immense, le petit bureau vitré où se tenait la Mère, et, devant, un autel de la Vierge, gracieux et frais, avec ses dentelles, ses fleurs fausses, ses flambeaux garnis de cire blanche, et sa madone en stuc dont les bras dans de longues manches flottantes s’écartaient de sa robe comme des ailes. La Mère vint au-devant de Jack, et d’une petite voix très haute et monotone, dont toute la résonance semblait absorbée par la guimpe et le voile:

– Oh! le pauvre enfant, comme il a l’air malade!… Vite! il faut le coucher… Nous n’avons pas de lit, mais le dernier là-bas sera bientôt vide. Celui qui l’occupe est au plus mal. En attendant, nous allons lui mettre un brancard.

Ce qu’elle appelait un brancard, c’était un lit de sangle que l’infirmier rangea auprès de cette couche qui devait être bientôt libre, mais d’où s’échappaient des gémissements sourds, de longs soupirs rendus plus lugubres par l’indifférence découragée avec laquelle chacun les écoutait. Cet homme allait mourir; mais Jack était trop malade lui-même, trop absorbé, pour se rendre compte de ce sinistre voisinage. Il entendit à peine Bélisaire lui dire «au revoir!» en lui promettant de revenir le lendemain, puis un bruit de marmites et d’assiettes occasionné par la distribution de la soupe, ensuite un chuchottement près de son lit, où il était question d’un certain «onze bis» qu’on disait très malade. C’était lui que l’on désignait ainsi. Il ne s’appelait plus Jack, mais le «Onze bis» de la salle Saint-Jean-de-Dieu. À défaut de sommeil, il se sentait déjà engourdi, anéanti par sa grande fatigue, quand une voix de femme, tranquille et claire, lui fit faire ce brusque sursaut où s’envole le premier somme.

– La prière, messieurs!

Il entrevit vaguement, près de l’autel, l’ombre d’une femme agenouillée dans les plis grossiers de la bure; mais il essaya en vain de suivre sa récitation très vive, un peu chantante, et qui tombait de cette bouche accoutumée à la prière, sans arrêts ni soupirs. Cependant, ces derniers mots arrivèrent à son oreille attentive:

«Protégez, ô mon Dieu! mes amis, mes ennemis, les prisonniers, les voyageurs, les malades et les agonisants…»

Jack s’endormit alors d’un sommeil fiévreux, agité, où les plaintes de l’agonie voisine se mêlaient pour lui à des visions de prisonniers secouant leurs chaînes, et de voyageurs cheminant sur une route sans fin.

… Lui-même est un de ces voyageurs. Il s’en va sur cette route qui ressemble à celle d’Étiolles, plus longue, plus sinueuse et s’allongeant à chaque pas. Cécile, sa mère, le précèdent, sans vouloir l’attendre; et il distingue entre les arbres le flottement de leurs deux robes. Ce qui l’empêche de les joindre, ce sont d’énormes machines rangées le long des fossés, effrayantes, ronflantes, et dont les gueules ouvertes, les dards fumants, lui envoient un souffle embrasé. Raboteuses à vapeur, scies à vapeur, elles sont toutes là, faisant aller leurs bielles, leurs crocs, leurs pistons, dans un train assourdissant de marteaux à la forge. Jack, tout tremblant, se décide à passer au milieu d’elles; il est happé, saisi, déchiré; des lambeaux de sa chair sont emportés avec ceux de sa blouse de travail, ses jambes brûlées par de gros lingots en fusion, et tout son corps enveloppé de brasiers ardents dont l’enfer le pénètre jusqu’à la poitrine. Quelle lutte horrible pour sortir de là, pour se réfugier dans la forêt de Sénart, dont la lisière borde cette route maudite!… Et voici que, sous la fraîcheur des grandes ramées, Jack redevient tout petit. Il a dix ans. Il rentre d’une de ces bonnes courses avec le garde; mais là-bas, au coin d’une allée, la vieille Salé, la serpe au poing, le guette, assise sur son fagot. Il veut fuir; la vieille s’élance après lui, lui «donne une chasse» éperdue à travers l’immense forêt, si sombre maintenant que le bruit descend sous les arbres. Il court, il court… La vieille va plus vite que lui… Il entend son pas qui se rapproche, le frottement de son fagot dans la garenne, sa respiration haletante. Elle le saisit enfin, lutte avec lui, le renverse, puis de tout son poids s’assied sur la poitrine de l’enfant qu’elle écrase avec sa bourrée épineuse…

Jack se réveilla en sursaut. Il reconnut la grande salle éclairée de veilleuses, ces lits alignés, ces souffles oppressés, ces toux déchirant le silence. Il ne rêvait donc plus; et pourtant il sentait la même pesanteur en travers de son corps, quelque chose de froid, de lourd, d’inerte, de sinistre, que les infirmiers accourus à ses cris se hâtèrent d’enlever, de remettre dans le lit voisin en tirant les rideaux tout autour avec un lugubre grincement.

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