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Il en savait comme cela des centaines. Ah! c’était un fameux compagnon que M. et madame Bélisaire allaient avoir là! Quelles délicieuses soirées on passerait rue des Panoyaux! En attendant, les garçons s’étaient sans doute aperçu des soustractions opérées par les doigts crochus de la tribu Bélisaire, car en un tour de la main la table fut desservie, démontée, escamotée. C’était fini! Les convives se regardèrent consternés. Au-dessus d’eux, autour d’eux, retentissait une bacchanale effroyable. On dansait, on chantait, les planchers étaient secoués en mesure, fortement, «Et si nous dansions, nous aussi!» Oui, mais cela coûte cher, la musique. Quelqu’un proposa de se servir de celle qui venait de tous côtés. Malheureusement les quadrilles, les polkas, les varsoviennes, les schottisch, mêlaient si bien leurs élans dans ce tumulte de violons et de pistons, qu’il était impossible de s’y reconnaître.

– Ah! si l’on avait un piano! soupirait Ida de Barancy faisant voltiger ses doigts sur tous les meubles comme si elle avait su jouer. Madame Bélisaire aurait bien voulu danser également, mais elle avait défendu à son mari toute dépense supplémentaire, ce qui n’empêcha pas le camelot de disparaître un moment avec son camarade et de revenir cinq minutes après, accompagné d’une espèce de ménétrier de village qui s’installa sur une petite estrade improvisée, un litre entre ses jambes, son violon solidement appuyé sur son bras, et en avant la musique, jusqu’à demain matin, si vous voulez! Ce violoneux rustique qui criait: «En place pour la pastourelle!» avec un fort accent berrichon, la précaution que prenaient les femmes d’entourer leur taille d’un mouchoir enroulé pour la préserver des mains des danseurs, les pas de bourrées que madame Bélisaire mêlait à toutes les figures du quadrille, mettaient dans le salon de guinguette à rosaces d’or un parfum de fête champêtre. C’était bien la banlieue, cette ligne intermédiaire où les traditions campagnardes et les mœurs parisiennes se rencontrent en se confondant. Seule, Ida avec son Jack semblait égarée, tombée de quelque région supérieure dans le bas-fonds populaire; et encore elle s’y plaisait trop pour ne pas donner à penser qu’elle retrouvait là, malgré ses prétentions nobiliaires, quelques vestiges d’une existence antérieure, quelque regain de jeunesse dû à de lointains souvenirs. Elle riait, se démenait, organisait des rondes, des boulangères, des quadrilles croisés, un cotillon; et le frou-frou de sa robe de soie, le cliquetis de ses bracelets, laissaient dans l’âme des assistants une impression profonde d’admiration ou de jalousie.

La noce de Bélisaire était donc très gaie. Le marié lui-même, heureux d’utiliser ses pieds neufs, brouillait avec enthousiasme toutes les figures de la contre-danse. Dans les salons voisins on écoutait, on disait: «Comme ils s’amusent!» On venait les regarder à la porte entr’ouverte à tous moments par les garçons qui circulaient avec des saladiers de vin sucré. Bientôt, comme il arrive toujours dans ces fêtes, des intrus commencèrent à se glisser parmi les invités dont le nombre s’augmentait d’une manière insolite. Toute cette cohue sautait, criait, buvait surtout prodigieusement, et madame Bélisaire eût été très inquiète si le boulanger, son patron, n’avait déclaré qu’il prenait à son compte tous les frais du bal. Cependant le jour approchait. Depuis longtemps le petit Weber ronflait étendu sur une banquette, entouré du châle-tapis de sa mère. Jack avait déjà fait à Ida bien des signes qu’elle feignait de ne pas comprendre, emportée par le plaisir que sa nature heureuse savait ramasser autour d’elle partout où elle se trouvait. Il ressemblait à un vieux papa cherchant à emmener sa fille d’une soirée:

– Allons! il est tard.

Elle passait, en tournant au bras de n’importe qui:

– Tout de suite… Attends.

Mais le bal prenait une tournure abandonnée et folâtre qui le gênait pour elle. Le Camarade commençait à faire des bêtises, et parmi les honnêtes bourrées de l’ancienne madame Weber, risquait des «cavalier seul» sur les mains, sans lâcher sa pipe! Jack parvint à prendre sa mère au vol, à l’envelopper de sa grande mante à capuchon et à la faire monter dans le dernier fiacre errant sur l’avenue. Derrière eux, le ménage Bélisaire ne tarda pas à se retirer aussi, abandonnant ses joyeux invités. Pas de chemin de fer à cette heure matinale, pas encore d’omnibus non plus. Les nouveaux époux décidèrent de revenir à pied par le bois de Vincennes, Bélisaire portant l’enfant sur son épaule et donnant le bras à sa femme. La fraîcheur leur semblait bonne après l’étouffement de la guinguette dont l’aspect était du reste lugubre au jour levant. Le petit jardin, encombré de bouteilles vides, de grands baquets où l’on rinçait les verres, apparaissait dans un restant de brume, semé de morceaux de tulle, de mousseline, arrachés aux robes des danseuses par les talons de leurs danseurs. Pendant qu’on entendait encore des crincrins au rez-de-chaussée, les garçons hébétés, endormis mais toujours sardoniques, ouvraient les fenêtres du premier, battaient les tapis, arrosaient les planchers, commençaient déjà à poser le décor neuf pour la représentation prochaine. Des gens éreintés, le teint brouillé, les yeux battus, demandaient des voitures, s’endormaient sur des bancs devant la porte en attendant le premier train. Il y avait des disputes au comptoir pour régler les additions, des scènes de famille, des querelles, des batailles. M. et madame Bélisaire furent bientôt loin de ces victimes du plaisir. Heureux, solides, la tête haute, ils avaient pris d’un pas rapide un chemin de traverse mouillé d’aube, pleins de petits cris d’oiseaux, de rumeurs matinales, et rentrèrent à Paris en suivant les grandes avenues de Bel-Air ombragées d’acacias en fleurs. C’était une fière étape, mais la route ne leur sembla pas longue. L’enfant dormit tout le long du chemin en appuyant avec confiance sa grosse tête sur la poitrine du camelot, et ne se réveilla pas même quand on l’eut posé dans sa bercette d’osier, en arrivant au logis, vers six heures du matin. Immédiatement madame Bélisaire quitta sa belle robe indigo, son bonnet à fleurs, et remit le grand tablier bleu à bavette. Pour elle le dimanche n’existait pas. Le pain est aussi demandé ce jour-là que les autres. Elle commença donc bien vite sa tournée, et pendant que son enfant et son homme dormaient là-haut à poings fermés, la brave créature jetait son retentissant «V’là le pain!» à toutes les portes de ses pratiques avec une sorte de courageux contentement, comme si elle eût commencé dès lors à racheter tous les frais de cette splendide noce.

Il ne fallut pas longtemps au nouveau ménage pour s’apercevoir de l’incapacité du Camarade et de la mauvaise affaire qu’on avait faite en le prenant pour associé. Le repas du mariage avait déjà donné à Bélisaire l’occasion de constater les penchants d’ivrognerie du personnage. Huit jours après, il était édifié sur tous ses autres vices entretenus par une paresse indélébile, entrée dans la chair de cet homme comme une crasse, et qui avait rouillé pour toujours ses facultés laborieuses. De son état, le Camarade était serrurier; mais de mémoire de compagnon, on ne se souvenait pas de l’avoir vu travailler, quoiqu’il ne se montrât jamais sans son marteau sur l’épaule et son tablier de cuir sous le bras. Ce tablier, qu’il ne dépliait jamais, lui servait d’oreiller plusieurs fois par jour, lorsqu’en sortant d’un cabaret où il avait fait une station trop longue il éprouvait le besoin d’une sieste sur un banc des boulevards extérieurs ou dans quelque chantier de démolition. Quant au marteau, c’était un attribut, pas autre chose; il le portait comme l’Agriculture, sur les places publiques, soutient sa corne d’abondance, sans en rien laisser tomber jamais. Tous les matins, avant de sortir, il disait en le brandissant: «Je vais chercher de l’ouvrage…» Mais il faut croire que son geste, la façon dont il parlait dans sa barbe farouche, en roulant des yeux flamboyants, devait faire peur à l’ouvrage, car jamais le Camarade ne le rencontrait sur sa route, et il passait tout son temps à rôder dans le faubourg d’un cabaret à un autre, «à faire sa panthère,» comme disent les ouvriers parisiens, par allusion sans doute à ce mouvement de va-et-vient qu’ils voient aux fauves encagés, dans leurs promenades du dimanche au Jardin des Plantes.

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