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– Te gêne pas, m’ami, lui disait-elle, te gêne pas, mange de tout. Ça nous coûte assez cher pour que nous nous régalions.

Cette parole pleine de sagesse eut son effet sur l’assemblée, et bientôt un formidable bruit de mâchoires et de rires circula autour de la table, où la corbeille au pain était surtout très demandée. Seule, la tribu Bélisaire détonnait au milieu de la gaieté générale. Les jeunes chuchotaient, ricanaient sournoisement; le vieux parlait tout haut d’une voix cassante, se pouffait d’un rire ironique en regardant son fils qui lui montrait pourtant beaucoup de respect et, à travers la table, recommandait à la mariée «l’assiette du père,» «le verre du père.» À les voir tous réunis là, ces affreux Bélisaire, rapaces et clignotants, on se demandait comment madame Weber avait pu soustraire son pauvre camelot à leur rapacité. Il avait fallu toute la magie de l’amour pour accomplir cette révolution; mais elle était accomplie maintenant, et la brave femme se sentait de force à assumer cette grande responsabilité, à affronter les antipathies, les rancunes, les allusions méchantes, qui rôdaient à cette heure autour d’elle et ne l’empêchaient pas de sourire à tous de sa large face, en remplissant bravement l’assiette de son garçon: «Te gêne pas, m’ami!» Le festin commençait à s’animer, quand un froufrou de soie se fit entendre, et la porte s’ouvrit largement pour donner passage à Ida de Barancy, pressée, souriante, éblouissante:

– Je vous demande bien pardon, bonnes gens, mais j’avais une voiture qui ne marchait pas; et puis c’est si loin! j’ai cru que je n’arriverais jamais.

Elle avait mis sa plus belle robe, heureuse de s’habiller, car les occasions de toilette lui manquaient depuis un mois qu’elle vivait avec son fils. Elle produisit un effet extraordinaire. La façon dont elle s’assit à côté de Bélisaire, dont elle mit ses gants dans son verre, dont elle fit signe à un des garçons d’approcher pour lui donner la carte, plongea l’assemblée dans l’admiration. Il fallait voir comme elle les menait ces garçons, si imposants, si dédaigneux. Elle avait reconnu l’un d’eux, celui qui terrifiait Bélisaire, pour l’avoir vu dans un restaurant du boulevard où elle soupait quelquefois avec d’Argenton en sortant du théâtre.

– Vous êtes ici, vous, maintenant?… Voyons! qu’est-ce que vous allez me donner?

Elle riait haut, levait ses bras nus sous la manche ouverte pour avoir les mains plus blanches, secouait ses bracelets en se regardant dans la glace en face d’elle, envoyait du bout des doigts un bonjour à son fils. Ensuite elle demandait un tabouret, de l’eau de Seltz, de la glace, comme quelqu’un qui sait à fond les ressources du restaurant. Pendant qu’elle parlait, un silence profond régnait autour de la table ainsi qu’au début du repas. À part les jeunes Bélisaire absorbés dans la contemplation des bracelets d’Ida que leurs regards luisants essayaient comme des pierres de touche, chacun avait retrouvé cet embarras de parler, de se mouvoir, causé d’abord par les garçons. Jack, lui non plus, n’était pas disposé à animer la fête. Toutes ces cérémonies de mariage le faisaient rêver d’amour et d’avenir, et ce qui l’entourait ne l’intéressait guère.

– Ah çà, mais ce n’est pas gai ici!… dit tout à coup Ida de Barancy, quand elle eut bien joui de son facile triomphe… Allons! mon petit Bel, un peu d’entrain, que diable! D’abord, attendez donc…

Elle se leva, prit son assiette d’une main, son verre de l’autre: «Je demande à changer de place avec madame Bélisaire… Je suis sûre que son mari ne s’en plaindra pas.»

Ce fut fait avec tant de grâce, de condescendance, cette proposition remplit Bélisaire d’une joie si complète, le petit Weber poussa de tels hurlements quand sa mère l’enleva de la chaise qu’il occupait, que l’atmosphère de gêne où les convives agitaient leurs fourchettes bruyamment se dispersa à tout jamais et que le repas devint un véritable repas de noces. Chacun mangea ou plutôt se figura manger. Les garçons firent je ne sais combien de fois le tour de la table, exécutant des prodiges de prestidigitation, servant vingt personnes avec un seul canard, un seul poulet, découpés si habilement, que tout le monde en avait, qu’on pouvait même en reprendre. Et les petits pois à l’anglaise tombant en grêle sur les assiettes! et les haricots à l’anglaise aussi, préparés sur un coin de table, du sel, du poivre, un peu de beurre (et quel beurre!) le tout amalgamé par un garçon qui souriait hargneusement en agitant cette préparation malsaine! Mais le plus beau, ce fut l’arrivée du Champagne. À part Ida de Barancy, qui en avait bu beaucoup dans sa vie, tous ceux qui étaient là ne connaissaient ce vin magique que de nom, et rien que ce mot de Champagne signifiait pour eux richesses, boudoirs, parties fines. Ils en parlaient tout bas entre eux, l’attendaient, le guettaient. Enfin, au dessert, un garçon parut tenant une bouteille à chapeau d’argent qu’il s’apprêta à décoiffer avec des pinces. Au geste que fit pour se boucher les oreilles la nerveuse Ida, qui ne manquait jamais un effet, une pose, rien de ce qui pouvait mettre ses grâces en évidence, toutes les autres femmes se préparèrent aussi à une détonation formidable. Il n’en fut rien. Le bouchon sortit très naturellement, sans explosion, comme tous les bouchons du monde, et aussitôt le garçon, la bouteille haute, s’élança autour de la table en courant et disant très vite: «Champagne… Champagne… Champagne!…» Les coupes se tendaient sur son passage, pendant qu’il faisait cette fois le prodige de la bouteille inépuisable. Il y eut de la mousse pour vingt personnes, un pétillement aigre au fond du verre, que chacun huma avec respect; et même il faut croire que le tour fait, il en restait encore, puisque Jack, qui était placé en face de la porte, vit le garçon retourner le goulot dans son gosier en s’en allant. C’est égal, la magie de ce mot Champagne est telle, il y a tant de gaîté française dans la moindre parcelle de sa mousse, qu’une animation étonnante circula à partir de ce moment parmi les convives. Chez les Bélisaire, elle se traduisit par une rapacité extraordinaire. Ils faisaient des rafles sur la nappe, fourraient tout ce qu’ils pouvaient dans leurs poches, les oranges, les papillotes, les petits-fours rances, disant qu’il valait mieux les emporter que de les laisser aux garçons. Tout à coup, au milieu des rires et des chuchotements, on passa à madame Bélisaire une assiette de bonbons fallacieux, embellie du petit bébé en sucre rose et bleu qu’on ne manque jamais d’offrir à la mariée dans ces sortes de fêtes: mais le petit Weber avec son énorme frisure était là déjà pour empêcher la brave femme de se choquer de cette grosse plaisanterie traditionnelle. Elle en rit plus fort que tous les autres, pendant que Bélisaire rougissait, rougissait…

Ensuite, ce fut le tour des chansons. Le Camarade se leva le premier, commanda le silence d’un regard, et, la main sur son cœur, entonna d’une voix sentimentale et éraillée une romance populaire de 48: Le travail plaît à Dieu.

Enfants de Dieu, créateur de la terre,

Accomplissons chacun notre métier…

Scélérat de Camarade! Il avait bien compris ce qu’il fallait chanter pour séduire le courageux ménage dans lequel il venait d’entrer. Mais afin de ne pas laisser l’assemblée sous une impression aussi grave, tout de suite après Le travail plaît à Dieu, il entreprit quelque chose de plus gai:

À Charonne, c’est le moins qu’on entre

Boire un p’tit coup chez Savard…

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