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Deux ou trois fois, Jack surprit une grimace du bon docteur. Évidemment elle l’agaçait. Malgré tout, la forêt était si belle, Cécile si complètement affectueuse, les mots qu’ils échangeaient se mêlaient si bien au bourdonnement des abeilles, aux murmures tourbillonnants des moucherons au haut des chênes, aux gazouillis des nids et des ruisseaux dans les feuilles, que peu à peu le pauvre garçon finit par oublier son terrible camarade. Mais avec Ida on n’était pas longtemps tranquille; il fallait toujours s’attendre à un éclat. Les promeneurs s’arrêtèrent un moment chez le garde. En voyant son ancienne dame, la mère Archambauld se confondit en prévenances, en compliments de toutes sortes, sans demander aucune nouvelle de monsieur, dont, avec son bon sens paysan, elle avait bien compris qu’il ne fallait pas parler. Mais la vue de cette bonne créature, si longtemps mêlée à la vie commune, fut désastreuse pour l’ancienne madame d’Argenton. Sans vouloir toucher au goûter que la mère Archambauld préparait en grande hâte dans la salle, elle se leva tout à coup, sortit précipitamment et prit toute seule le chemin des Aulnettes, marchant à grands pas comme si quelqu’un l’appelait. Elle voulait revoir «Parva domus

La tourelle de la maison était plus que jamais entourée de vigne folle et de lierre qui la fermaient, la cloîtraient de la base au faîte. Hirsch devait être absent, car toutes les persiennes étaient fermées, et le silence planait sur le jardin où le perron verdissait sans la moindre trace d’un passage. Ida s’arrêta un moment, écouta tout ce que lui disaient ces pierres muettes, mais si éloquentes; puis elle coupa une branche de clématite qui jetait en dehors du mur des myriades de petites étoiles blanches, et la respira longuement, les yeux fermés assise sur les marches du seuil.

– Qu’est-ce que tu as? lui demanda Jack qui, très inquiet, la cherchait depuis un moment.

Elle répondit, la figure inondée de larmes:

– Ce n’est rien… Un peu d’émotion… J’ai tant de choses enterrées là.

Le fait est qu’avec sa mélancolie silencieuse, son inscription latine au-dessus de la porte, la petite maison ressemblait à un tombeau. Elle essuya ses yeux, mais ce fut fini de sa gaieté jusqu’au soir. En vain Cécile, à qui l’on avait dit que madame d’Argenton était séparée de son mari, essaya-t-elle d’effacer par des tendresses cette impression pénible; en vain Jack chercha-t-il à l’intéresser à tous ses beaux projets d’avenir pour la distraire des années écoulées.

– Vois-tu! mon enfant, lui disait-elle en revenant le soir vers la gare d’Évry, je ne t’accompagnerai pas souvent ici. J’ai trop souffert; la blessure est trop récente.

Sa voix tremblait en parlant. Ainsi, après tout ce que cet homme lui avait fait, les humiliations, les outrages qu’elle avait subis près de lui, elle l’aimait encore.

Ida passa plusieurs dimanches sans venir à Étiolles; et dès lors Jack dut partager son jour de vacances, en donner la moitié à Cécile, mais renoncer au meilleur de leurs entrevues, aux courses en forêt, aux bonnes causeries qu’il faisaient à la nuit tombante sur le banc rustique du verger, pour retourner à Paris dîner avec sa mère. Il s’en revenait par les trains de l’après-midi, déserts et surchauffés, passant du calme des bois à l’animation des dimanches faubouriens. Les omnibus encombrés, les trottoirs envahis par les tables des petits cafés où des familles au grand complet, père, mère, enfants, s’asseyaient devant des bocks et des journaux à images, des foules arrêtées, le nez en l’air, à regarder au-dessus de l’usine à gaz un gros ballon jaune qui montait, toute cette cohue faisait un si grand contraste avec ce qu’il venait de quitter, qu’il en demeurait étourdi et navré. Dans la rue des Panoyaux plus déserte, il retrouvait des habitudes de province, des parties de volants devant les portes, et dans la cour de la grande maison silencieuse, le concierge avec quelques voisins assis sur des chaises savourant la fraîcheur entretenue par de fréquents arrosages à l’entonnoir. D’ordinaire, quand il arrivait, sa mère causait dans le corridor avec le ménage Levindré. Bélisaire et sa femme, qui sortaient régulièrement tous les dimanches de midi à minuit, auraient bien désiré emmener madame de Barancy; mais elle avait honte de se montrer avec ces pauvres gens et d’ailleurs se plaisait bien mieux dans la compagnie de ce couple d’ouvriers paresseux et phraseurs. La femme Levindré, couturière de son état, attendait depuis deux ans, pour se mettre au travail, qu’elle pût acheter une machine à coudre de six cents francs; six cents francs, pas un sou de moins! Quant au mari, autrefois patron bijoutier, il déclarait ne vouloir travailler qu’à son compte. Quelques secours quêtés de ci de là aux parents de l’un et de l’autre entretenaient tant bien que mal ce triste ménage, véritable nid à rancunes, à révoltes, à plaintes contre la société. Avec ces déclassés, Ida s’entendait à merveille, s’apitoyait sur leur détresse, se repaissait des admirations, des adulations prodiguées par ces gens qui espéraient d’elle les six cents francs de la machine à coudre ou la somme nécessaire à l’achat d’un fonds; car elle leur avait dit qu’elle se trouvait dans une gêne momentanée, mais qu’elle n’avait qu’à vouloir pour redevenir très riche. Il en entendait, le sombre et étouffant couloir, des confidences, des soupirs:

– Ah! madame Levindré…

– Ah! madame de Barancy…

Et M. Levindré, qui avait inventé tout un système politique, le déroulait en phrases retentissantes, pendant que du chenil, où le Camarade cuvait son vin, montait un ronflement sonore et monotone. Mais les Levindré eux-mêmes allaient quelquefois le dimanche chez des parents, des amis, ou se rendaient à des repas de francs-maçons, ce qui leur économisait un dîner. Ces jours-là, pour fuir l’ennui, la mélancolie de la solitude, Ida descendait au cabinet de lecture de madame Lévêque, où Jack savait d’avance la retrouver.

Cette petite boutique borgne, pleine de livres à dos vert qui sentaient le moisi, était littéralement obstruée par les brochures, les journaux illustrés, vieux de quinze jours, les feuilles de soldats à un sou ou les gravures de modes s’étalant à sa devanture, et ne recevait un peu d’air et de jour que de sa porte ouverte qui agitait aussi contre son vitrage toutes sortes de paperasses coloriées. Là dedans vivait une vieille femme archi-vieille, prétentieuse et malpropre, qui passait son temps à faire de la «mignonette» en rubans de couleur, de ces garnitures comme on en voyait aux ridicules de nos grand’mères. Il paraît que madame Lévêque avait connu des jours meilleurs et que, sous le premier Empire, son père était un personnage considérable, quelque huissier à la cour ou concierge de palais.

– Je suis filleule du duc de Dantzick…» disait-elle à Ida avec emphase. C’était un de ces vieux champions des choses disparues, comme on n’en retrouve que dans les quartiers excentriques où Paris les rejette chaque jour dans son flux perpétuel. Pareille aux fonds poussiéreux de sa boutique, à ses livres à dos de lustrine, tous incomplets ou déchirés, sa conversation était pleine de splendeurs romanesques et dédorées. La féerie de ce règne magique, dont elle n’avait vu que la fin, lui avait laissé dans les yeux un éblouissement, et rien que la façon dont elle disait «Messieurs les maréchaux» valait tout un défilé de panaches, de broderies, d’aiguillettes, de chapeaux bordés d’hermine blanche. Et les anecdotes sur Joséphine, les mots de la maréchale Lefèvre! Il y avait surtout une histoire que madame Lévêque racontait encore mieux et plus souvent que les autres, c’était l’incendie de l’ambassade d’Autriche, la nuit du Fameux bal donné par la princesse de Schwartzenberg. Toute sa vie était restée éclairée à la lueur de cet incendie célèbre, et c’est dans sa flamme qu’elle voyait passer les maréchaux étincelants, les dames à taille haute, décolletées, coiffées à la Titus ou à la Grecque, et l’empereur en habit vert, en culottes blanches, portant dans ses bras, à travers le jardin embrasé, madame de Schwartzenberg évanouie. Avec sa manie de noblesse, Ida se trouvait bien auprès de cette vieille folle. Et pendant qu’elles étaient là, assises dans l’échoppe sombre, à faire sonner des noms de ducs, de marquis, comme des brocanteurs triant des vieux cuivres ou des bijoux cassés, un ouvrier entrait acheter un journal d’un sou, ou quelque femme du peuple, impatiente de la suite d’un feuilleton à surprise, venait voir si la livraison avait paru, donnait ses deux sous, se privait de son tabac si elle était vieille, de la botte de radis de son déjeuner si elle était jeune, pour dévorer les aventures du Bossu ou de Monte Cristo, avec cet affamement de lectures romanesques qui tient le peuple de Paris. Malheureusement, madame Lévêque avait des petits-enfants tailleurs pour livrées dans le faubourg Saint-Germain, – «tailleurs de la noblesse,» comme elle disait, – qui l’invitaient à dîner tous les quinze jours. Pour passer son dimanche, madame de Barancy n’avait plus alors que la ressource du vieux fonds littéraire de madame Lévêque, une cargaison d’exemplaires dépareillés, fanés, salis par tous les doigts du faubourg, et gardant entre leurs feuillets, qui n’avaient plus que le souffle, des miettes de pain ou des taches de graisse qui prouvaient qu’on les avait lus en mangeant. Ils racontaient, ces livres, des paresses de filles, des flânes d’ouvriers, ou même des prétentions littéraires, car beaucoup avaient dans leurs marges des notes au crayon, des remarques saugrenues.

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