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Elle restait là, affaissée et seule devant la croisée, à lire ses romans jusqu’à ce que la tête lui tournât. Elle lisait pour éviter de penser et de regretter. Déclassée dans cette grande maison ouvrière, les croisées laborieuses qu’elle avait en face d’elle ne lui causaient pas, comme à son fils, une excitation au courage, à un labeur quelconque, mais une lassitude plus grande, un dégoût plus amer. La femme toujours triste qui cousait sans relâche près de sa fenêtre, la pauvre vieille qui disait: «les personnes qui sont à la campagne d’un temps pareil…» aggravaient son ennui à elle de leur plainte muette ou formulée. La pureté du ciel, la chaleur de l’été sur toutes ces misères, les lui faisaient paraître plus noires, de même que l’oisiveté du dimanche où passaient seulement les cloches de vêpres, mêlées à des sifflements d’hirondelles, lui pesait de son silence et de sa tranquillité. Et elle se souvenait. Ses promenades d’autrefois, des courses en voiture, des parties de campagne, lui apparaissaient, dorées par le regret comme par un couchant disparu. Mais les années d’Étiolles, plus récentes, lui causaient la plus vive blessure. Oh! la belle vie, les dîners joyeux, les cris des arrivants, les longues veillées sur la terrasse italienne, et LUI, debout contre un pilier, le front levé, le bras étendu, récitant au clair de lune:

Moi, je crois à l’Amour comme je crois en Dieu.

Où était-il? Que faisait-il? Comment ne lui avait-il pas écrit depuis trois mois qu’il était sans nouvelles? Alors le livre lui tombait des mains, et elle demeurait pensive, le regard perdu, jusqu’au retour de son fils, pour qui elle essayait un sourire. Mais il devinait tout de suite son état moral au désordre de la chambre, au négligé de cette femme si coquette jadis, et qui maintenant traînait par la mansarde un peignoir fané et des sandales indolentes. Rien n’était prêt pour le dîner:

– Tu vois! je n’ai rien fait. Le temps est si chaud. C’est accablant. Puis je suis si découragée.

– Pourquoi découragée? Tu ne te trouves donc pas bien avec moi? Tu t’ennuies, n’est-ce pas?

– Non, certes, je ne m’ennuie pas… M’ennuyer avec toi, mon Jack!

Elle l’embrassait avec passion, essayant de s’accrocher à lui pour se tirer de l’abîme où elle se sentait disparaître.

– Allons dîner dehors, disait Jack… cela te distraira.

Mais il manquait à Ida la distraction suprême de pouvoir faire une toilette, de pouvoir tirer de l’armoire où ils restaient pendus ses jolis costumes d’autrefois, trop coquets, trop excentriques pour sa situation présente, et dont le luxe demandait celui d’une voiture ou du moins un autre quartier. Elle s’habillait aussi modestement que possible pour ces promenades dans des rues indigentes. Malgré tout, il y avait toujours dans sa mise quelque chose de choquant, l’échancrure du corsage, la frisure des cheveux, les grands plis des jupons, et Jack prenait exprès une allure un peu bonhomme, protégeait de toute sa gravité cette mère affichante comme une maîtresse. Ils s’en allaient parmi ces longues files de petits bourgeois, d’ouvriers endimanchés marchant à petits pas, les uns derrière les autres, par des rues, des boulevards dont ils connaissent toutes les enseignes lettre à lettre, mélange d’honnêtes visages et de tournures grotesques, des redingotes qui montent dans le cou, des châles qui descendent dans le dos, des vêtements passés de mode, exhibés seulement en ce jour du dimanche, synonyme de repos et de promenade, et qui remplit la ville entière du piétinement, du murmure d’une foule s’écoulant de toutes parts, après un feu d’artifice. Il y a bien, en effet, de cette lassitude dans la fin du dimanche déjà assombrie de la préoccupation du lendemain. Jack et sa mère suivaient le flot vivant, s’arrêtaient à un petit restaurant de Bagnolet ou de Romainville, et dînaient mélancoliquement. Ils essayaient de causer ensemble, de confondre un peu leurs idées; mais c’était là la grande difficulté de leur existence en commun. Depuis si longtemps qu’ils vivaient loin l’un de l’autre, leur destinée avait été trop différente. Si les délicatesses d’Ida se soulevaient devant la nappe grossière du cabaret, à peine débarrassée d’anciennes taches de vin, si elle essuyait avec dégoût son verre et son couvert, Jack s’apercevait à peine de ces négligences de service, habitué depuis de longues années à tous les écœurements de la pauvreté. En revanche, son esprit élevé, son intelligence ouverte de jour en jour, s’étonnaient de la vulgarité de sa mère autrefois ignorante, mais instinctive, faussée maintenant par son long séjour au milieu des Ratés. Elle avait des phrases typiques, des façons de parler prises à d’Argenton, un ton cassant et péremptoire dans toutes leurs discussions. «Moi, je… moi, je…» Elle commençait toujours ainsi et finissait par quelque geste dédaigneux qui signifiait clairement: «Je suis bien bonne de discuter avec toi, pauvre misérable ouvrier…» Grâce à ce miracle d’assimilation qui fait qu’au bout de quelques années de ménage la femme et le mari se ressemblent, Jack était effrayé de voir sur le beau visage de sa mère des expressions de «l’Ennemi,» jusqu’à ce sourire en coin, effroi de son enfance persécutée. Jamais sculpteur maniant une glaise docile ne la pétrit mieux que ce faux poète, tourmenté de domination, n’avait pétri cette fille.

Après le dîner, une de leurs promenades favorites, par ces longues soirées d’été, était le square des Buttes-Chaumont que l’on venait de terminer, square immense et mélancolique, improvisé sur les anciennes hauteurs de Montfaucon, orné de grottes, de cascades, de colonnades, de ponts, de précipices, de bois de pins dégringolant tout le long de la butte. Ce jardin avait un côté artificiel et romanesque qui faisait à Ida de Barancy une illusion de parc grandiose. Elle laissait traîner sa robe avec délices sur le sable des allées, admirait les massifs exotiques, les ruines où volontiers elle eût écrit son nom. Puis, quand ils s’étaient bien promenés, ils montaient s’asseoir tout en haut sur un banc dominant la vue admirable que l’on a de ces sommets. Un Paris bleuâtre, noyé de poussière flottante et de lointain, s’étendait à leurs pieds. Une cuve gigantesque, surmontée de buées chaudes, de rumeurs confuses. Les collines qui entourent les faubourgs formaient dans cette brume comme un cercle immense, que Montmartre d’un côté, le Père-Lachaise de l’autre rejoignaient à l’ancien Montfaucon.

Plus près d’eux, ils avaient le spectacle de la joie populaire. Dans les allées tournantes, entre les quinconces du jardin, les petits boutiquiers en grande tenue circulaient autour de la musique, pendant que là-haut, sur ce qu’il restait des vieilles buttes, parmi la verdure pelée et le sol d’ocre rouge, des familles d’ouvriers, dispersées comme un grand troupeau aux flancs du mont, couraient, se vautraient, faisaient des glissades, enlevaient de grands cerfs-volants, avec des cris jetés dans un air extrêmement sonore, au-dessus de la tête des promeneurs. Chose étrange, ce square magnifique disposé en plein quartier ouvrier, une flatterie de l’Empire aux habitants de La Villette et de Belleville, leur semblait trop soigné, trop ratissé; et ils le délaissaient pour leurs anciennes buttes, plus accidentées, plus campagnardes. Ida regardait ces jeux non sans un certain dédain, et, là encore, son attitude, l’alanguissement de sa tête sur sa main ouverte, les arabesques de son ombrelle sur le sable, tout disait: «Que je m’ennuie!» Jack se sentait bien insuffisant devant cette mélancolie persistante; il aurait voulu connaître quelque honnête famille pas trop vulgaire, où sa mère eût trouvé des femmes à qui confier toutes les puérilités de son esprit. Une fois, il crut avoir rencontré ce qu’il cherchait. C’était justement dans le jardin des Buttes-Chaumont, un dimanche. Devant eux marchait un vieux bonhomme de tournure rustique, voûté, en veste brune, escorté de deux petits enfants vers lesquels il se penchait de cet air d’intérêt, de patience inaltérable qu’ont seulement les grands-pères.

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