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Ce simple rappel à la tristesse suffisait pour le consterner, pour le faire taire; et il restait silencieusement à jouer avec les tresses de la petite.

Dans ce milieu, l’enfance de Cécile se passait bien mélancolique. Elle sortait peu, vivait dans le jardin ou dans une grande pièce pleine de casiers, de bottes d’herbes, de racines en train de sécher, qu’on appelait «la pharmacie.» De cette pièce une porte toujours close donnait sur la chambre de la jeune femme tant regrettée, une chambre où toutes les étapes de sa courte vie étaient marquées par quelque souvenir de jeu, d’étude, de religion, de toilette: des livres, des robes rangées dans l’armoire, un tableau de communion accroché au mur, tout un musée de reliques déjà jaunies, où la mère entrait seule avec un soin pieux, sans que son regret fût jamais affaibli par les marques du temps visibles sur la fragilité des objets.

La petite Cécile s’arrêtait souvent, pensive, devant ce seuil fermé comme un caveau. Du reste, elle songeait trop. Jamais on ne l’avait envoyée à l’école, comme si on eût craint pour elle le contact des autres enfants du village; et cet isolement lui faisait mal. Son petit corps se fatiguait de trop d’inaction. Il lui manquait ces turbulences de vie, ces cris sans cause, ces piétinements fous, que les enfants n’ont qu’entre eux quand ils ne sont pas gênés du blâme ni de la raillerie des gens sérieux.

– Il faut la distraire, disait M. Rivals à sa femme… Il y a le petit d’Argenton qui est charmant, à peu près de son âge et qui ne bavarderait pas, lui!

– Oui! mais qu’est-ce que c’est que ces gens-là? D’où viennent-ils? Personne ne les connaît…, répondait madame Rivals toujours méfiante.

– La crème des gens, ma chère amie. Le mari est très original, c’est vrai, mais tu comprends, les artistes!… La femme est un peu bêtasse, mais si bonne femme! Quant à l’honnêteté, par exemple, j’en réponds.

Madame Rivals remuait la tête. Elle n’avait pas confiance dans la perspicacité de son mari.

– Oh! tu sais, toi!…

Et elle soupirait, avec un regard plein de reproches.

Le vieux Rivals baissait le front comme un coupable. Pourtant il tenait à son idée:

– Prends garde! disait-il, la petite s’ennuie. Elle finira par tomber malade. Et puis, quoi? Ce petit Jack est un enfant, Cécile aussi. Qu’est-ce que tu veux qu’il arrive?

Enfin la grand’mère sa laissa décider, et Jack devint le compagnon de Cécile.

Ce fut pour lui une vie nouvelle. Il vint rarement d’abord, puis un peu plus, ensuite tous les jours. Madame Rivals prit bien vite en affection cette jolie nature d’enfant, discrète et tendre, comprimée par l’indifférence comme Cécile l’était par la tristesse. Elle s’aperçut de l’abandon où on laissait le petit, et qu’il manquait toujours des boutons à sa veste, et qu’il était libre à toute heure de la journée, sans leçons ni devoirs.

– Tu ne vas donc pas à l’école, mon petit Jack?

– Non, madame.

Il ajoutait, car il y a souvent des trésors de délicatesse dans le cœur des enfants: «C’est maman qui me montre.»

Elle en aurait été bien en peine, la pauvre Charlotte, avec sa cervelle d’oiseau. D’ailleurs il était bien facile de voir que personne chez ses parents ne s’occupait de lui.

– C’est incroyable, disait madame Rivals à son mari, ils laissent cet enfant traîner sans rien faire du matin au soir.

– Que veux-tu? répondait le docteur pour excuser ses amis. Il paraît qu’il ne veut pas travailler, ou du moins qu’il ne peut pas. Il a la tête un peu faible.

– Oui, la tête un peu faible, et puis son beau-père ne l’aime pas… Ces enfants du premier lit sont toujours des parias.

Jack trouva de vrais amis dans cette maison. Cécile l’adorait, ne pouvait plus se passer de lui. Ils jouaient ensemble dans le jardin quand il faisait beau, ou sinon montaient à la pharmacie. Madame Rivals était toujours là. Comme il n’y avait pas de pharmacien à Étiolles, elle exécutait les ordonnances les plus simples de son mari, des potions calmantes, des poudres, des sirops. Depuis vingt ans qu’elle faisait ce métier, la bonne femme était arrivée à une grande expérience; et même, en l’absence du docteur, beaucoup venaient la consulter. Les enfants s’amusaient de ces visites, épelaient sur les flacons opaques des mots de latin barbare sirupus gummi, ou bien, armés d’une paire de ciseaux, découpaient des étiquettes, collaient des petits sacs, lui, maladroit comme un garçon, Cécile, avec l’attention sérieuse d’une fillette qui deviendra une femme utile, préparée à toutes les minuties d’une existence laborieuse et sédentaire. Elle avait sous les yeux l’exemple de la grand’maman. Celle-ci menait la pharmacie d’abord, puis elle tenait les livres de son mari, inscrivait les ordonnances, s’occupait des rentrées, notait les visites faites dans la journée.

– Voyons! où es-tu allé aujourd’hui!… demandait-elle au docteur, à l’arrivée.

Le bonhomme oubliait en route la moitié de sa tournée, et, volontairement ou involontairement, en supprimait toujours une partie, car il était aussi généreux que distrait. Des notes traînaient dans des maisons depuis vingt ans, Ah! s’il n’avait pas eu sa femme, quel gâchis! Elle le grondait doucement, lui mesurait son grog, s’occupait des moindres détails de sa toilette; et déjà, quand il partait, la petite lui disait très gravement: «Allons! viens ici grand-père, que je voie s’il ne te manque rien!»

La bonté de cet homme avait quelque chose de divin.

Elle se lisait dans son regard d’enfant, innocent et clair, mais sans la malice toujours éveillée de l’enfant. Quoiqu’il eût beaucoup couru le monde, connu force gens, force pays, la science l’avait gardé naïf. Il ne croyait pas au mal et appliquait la même illusion indulgente à tout ce qui vivait, aux bêtes comme aux personnes. C’est ainsi que, pour ne pas fatiguer son cheval, un vieux compagnon qui le servait depuis vingt ans, dès qu’il rencontrait une côte à monter, un chemin un peu raide, ou seulement que l’animal traînait la patte, il descendait du cabriolet et s’en allait tête nue, au soleil, au vent, à la pluie, tenant la bride de la bête, qui le suivait paisiblement.

Le cheval était fait à son maître comme le maître au cheval; il savait que le docteur s’attardait souvent dans ses visites, ne se décidait jamais à s’en aller, et il avait des façons à lui de secouer ses rênes à la porte des malades. D’autres fois, quand c’était l’heure de rentrer pour déjeuner ou pour dîner, il s’arrêtait au milieu de la route, se tournait obstinément du côté de la maison.

– Tiens! c’est vrai, tu as raison, disait Rivals.

Alors ils revenaient bien vite, ou se disputaient tous les deux.

– Ah! mais tu m’ennuies, à la fin, grondait la bonne voix du docteur. A-t-on jamais vu un animal pareil? Puisque je te dis que j’ai encore une visite à faire, rentre tout seul, si tu veux.

Sur quoi il courait furieux à sa visite, pendant que le cheval, aussi entêté que lui, prenait tranquillement le chemin du village, traînant la voiture allégée, remplie seulement de livres et de journaux, ce qui faisait dire aux paysans qui le rencontraient sur la route:

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