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– Allons! M. Rivals aura eu encore quelque bisbille avec sa bête.

Désormais, la grande joie du docteur fut d’emmener les enfants avec lui dans ses courses autour d’Étiolles. Le cabriolet était large, on y tenait trois facilement, et une fois entre ces deux petites figures rieuses, le brave homme sentait la tristesse de son logis s’évaporer à cette admirable vue de la nature, qui endort les douleurs, les berce, les enveloppe. Il s’amusait comme un enfant avec ces enfants. Jack était ravi, il n’avait jamais vu tant de prés, tant de vignes et d’eau.

– Devine un peu ce qui est semé là, lui disait Cécile devant ces grandes pentes vertes qui descendent à la Seine avec un mouvement de flots… De l’orge? du blé? du seigle?

Toujours Jack se trompait. Aussitôt c’était des joies, des rires:

– Comprends-tu ça, grand-père? il a pris ceci pour du seigle!…

Alors elle lui apprenait à distinguer les épis pleins du blé des épis barbelés de l’orge, les grappes flottantes des avoines, le rose des sainfoins, le violet des luzernes, le jaune d’or des champs d’œillettes, tous ces tapis étalés sur les prés, ces récoltes en herbe qui, l’automne venu, s’amoncellent en meules isolées parmi toute la campagne agrandie.

Partout où le médecin était appelé, on accueillait admirablement les enfants.

Tantôt, ils arrivaient dans quelque ferme où, pendant que M. Rivals grimpait l’escalier de bois qui conduisait à la chambre, on les emmenait visiter les couvées, voir sortir le pain du four, traire les vaches à l’entrée de l’étable, ou bien dans un de ces moulins bâtis sur l’Orge, l’Yères, l’Essonne, semblables à d’antiques châteaux-forts avec leur passerelle verdie et toutes ces moisissures d’eau qui font à leurs grands murs, à leurs pierres mal jointes, une vieillesse anticipée.

Quand les enfants avaient assez de ces grandes pièces blanches où la poussière de la farine monte continuellement dans la trépidation du plancher et des murailles, ils passaient des heures à regarder les palettes battant l’eau, les bouillonnements de l’écluse, et là-haut, sur la petite rivière emprisonnée, tranquille, assombrie de saules noueux, une basse-cour liquide, dans laquelle s’ébattaient des troupeaux de canards.

C’est une chose singulière que la maladie dans ces intérieurs de paysans. Elle n’entrave rien, n’arrête rien. Les bestiaux entrent, sortent, aux heures ordinaires. Si l’homme est malade, la femme le remplace à l’ouvrage, ne prend pas même le temps de lui tenir compagnie, de s’inquiéter, de se désoler. La terre n’attend pas, ni les bêtes non plus. La ménagère travaille tout le long du jour; le soir, elle tombe de fatigue et s’endort pesamment. Le malheureux couché à l’étage supérieur, au-dessus de la chambre où la meule grince, de l’étable où beuglent les bœufs, c’est le blessé tombé pendant le combat. On ne s’occupe pas de lui. On se contente de le mettre à l’abri dans un coin, de l’accoter à un arbre ou au revers d’un fossé, pendant que la bataille qui réclame tous les bras continue. Autour on bat le blé, on blute le grain, les coqs s’égosillent. C’est un entrain, une activité, ininterrompus, tandis que le maître du logis, le visage tourné à la muraille, résigné, muet et dur, attend que le soir qui tombe ou le jour qui blanchit les carreaux lui emporte son mal ou sa vie.

Voilà pourquoi, dans les maisons où ils allaient, les enfants ne trouvaient pas de tristesse. On les choyait. Il y avait toujours quelque galette pour eux, de l’avoine triée pour le cheval, un panier de fruits à emporter à la grand-mère.

Le docteur était tellement aimé, si bon, si peu soigneux de ses intérêts! Les paysans l’adoraient et le dupaient également.

– C’est un homme ben charitable, disaient-ils en parlant de lui… Ah! s’il avait voulu, en voilà un qui serait devenu riche!

Mais tout de même ils s’arrangeaient pour ne pas payer de note, et ce n’était pas difficile avec un caractère comme le sien. Quand il sortait d’une maison, sa consultation finie, il était entouré d’une nuée tenace et bruyante. Jamais souverain en tournée ne vit son carrosse assailli comme l’humble cabriolet du docteur au moment du départ.

– Monsieur Rivals, qu’est-ce qu’il faut que je donne à ma petite?

– Et mon pauvre homme, monsieur Rivals, n’y a donc rien à faire pour lui?

– C’est-y pour manger ou pour se frotter, cette poudre que vous m’avez donnée? Est-ce qui vous en reste encore une pincée? v’là que je sommes sur la fin.

Le docteur répondait à tout le monde, faisait tirer la langue à l’un, tâtait le pouls à l’autre, distribuait des petits paquets de poudre, donnait du vin de quinquina, tout ce qu’il avait, et s’en allait enfin, vidé, tondu, exprimé, au milieu des acclamations, des bénédictions de tout ce brave peuple de la terre qui s’essuyait un œil attendri en s’écriant: «Quel digne homme!» et clignait l’autre œil malicieusement comme pour dire: «Quel innocent!» Bien heureux encore si, au dernier moment, quelque petit courrier en sabots ne venait le quérir «ben vite» pour un malade a quatre lieues de là!

Enfin, on rentrait, et ces retours dans le couchant à travers les sentiers du bois qui allongeait ses longues branches ou sur la route du pays traversée de vols d’hirondelles, de jeux d’enfants, de troupeaux dispersé, avaient un apaisement délicieux. La Seine, déjà toute bleue du côté de la nuit, coulait à l’horizon en or fluide. Sur ce fond lumineux, des bouquets d’arbres grêles, touffus seulement dans le haut comme des palmiers, des maisons blanches étagées le long du coteau, donnaient tout à coup l’impression d’un paysage oriental rêvé plutôt que vu, d’une de ces villes de Judée qui horizonnent des «Sainte-Famille» en route le soir par des chemins montants.

– Ça ressemble à Nazareth, disait la petite Cécile avec des souvenirs d’images de piété; et les deux enfants causaient, se racontaient tout bas des histoires, pendant que la voiture roulait vers le souper que Jack partageait bien souvent.

De toutes ces courses en commun il résultait pour M. Rivals que le petit d’Argenton avait une intelligence très ouverte, un esprit concentré mais profond, où le peu d’instruction reçue avait laissé beaucoup de traces. Avec sa bonté généreuse, il comprit vite combien le pauvre enfant devait être abandonné des siens, et il résolut de suppléer à leur indifférence. Il prit l’habitude, tous les jours, après son déjeuner, de le faire travailler pendant une heure, juste le temps qu’il consacrait d’ordinaire à sa sieste. Ceux qui savent ce qu’est cette habitude de la sieste après les repas, comprendront ce qu’il lui fallut de courage et de dévouement pour y renoncer.

De son côté, Jack s’appliqua de tout son cœur. Le travail lui était facile dans le calme laborieux de la maison Rivals. Cécile assistait presque toujours à la leçon, écoutait religieusement son ami réciter l’Épitome, dardait sur lui le feu de ses yeux pleins de pensées, comme pour mieux l’aider à comprendre, et se sentait toute fière et joyeuse, lorsqu’après le déjeuner son grand-père étalait le cahier de devoirs sur la table, et disait: «Mais c’est très bien cela!» avec un contentement mêlé de surprise.

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