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Là dessus, le docteur Hirsch, assuré d’un gîte et de la pâtée pour quelque temps, éclata en plaintes, en imprécations contre l’institution qui le nourrissait: Moronval n’était qu’un faiseur; il n’avait plus le sou, il ne payait jamais; d’ailleurs, tout le monde le quittait, l’affaire de Mâdou lui avait fait le plus grand tort.

Les autres renchérissant encore, on fit des Moronval un véritable carnage. On alla jusqu’à complimenter Jack de son escapade qui avait, paraît-il, mis le mulâtre dans un tel état de colère bilieuse qu’il en avait eu la jaunisse.

Une fois lancés sur ce terrain, qui leur était familier, les trois amis ne s’arrêtèrent plus, et toute la soirée se passa à «casser du sucre,» comme ils disaient dans leur argot.

Labassindre en cassa sur la tête des premiers sujets de l’Opéra, cabotins poseurs, sans voix ni talent. Il en cassa sur la tête de son directeur, qui le laissait exprès se morfondre dans des rôles secondaires. Et pourquoi? Parce qu’on connaissait ses opinions socialistes, parce qu’on savait qu’il avait été ouvrier, qu’il sortait du peuple et qu’il l’aimait.

– Eh bien! oui, j’aime le peuple, disait le chanteur s’animant et tapant de ses gros poings sur la table. Et puis, après? Qu’est-ce que ça peut leur faire? Ça m’empêche-t-il d’avoir ma note? Et je crois qu’elle y est, hein?… Écoutez-moi ça, mes enfants.» Et il la tâtait, sa note, la caressait, s’en gargarisait avec délices.

Ensuite ce fut le tour de d’Argenton. Celui-là cassait son sucre méthodiquement, froidement, par petits coups implacables et secs. Les directeurs de théâtres, les libraires, les auteurs, le public, tout le monde eut sa part; et pendant que Charlotte, aidée du petit Jack, surveillait les apprêts du café, ils étaient là tous les trois, les coudes sur la table, devant cet admirable soir d’été, à baver voluptueusement comme des boas, pour digérer.

L’apparition du docteur Rivals acheva d’animer la séance. Ravi de trouver nombreuse et joyeuse société, l’excellent homme prit place à la table.

– Vous voyez bien, madame d’Argenton, qu’il ne fallait à notre malade que de la distraction.

Derrière leurs lunettes bombées, les yeux du docteur Hirsch flamboyèrent.

– Je ne suis pas de votre avis, docteur, dit-il très carrément, en se posant le menton dans la main, prêt à la bataille.

Le vieux Rivals regarda non sans quelque stupeur ce singulier personnage, crasseux, cravaté de blanc, les joues rasées, la tête chauve, et qui, n’ayant de bon qu’un petit coin de l’œil gauche, était obligé, pour tenir son interlocuteur dans un rayon visuel, de se poser de côté, de parler de profil.

– Monsieur est médecin? demanda-t-il.

D’Argenton évita à son ami la peine de mentir.

– Le docteur Hirsch… Le docteur Rivals… dit-il en les présentant l’un à l’autre.

Ils se saluèrent comme deux adversaires sur le terrain, qui croisent leurs regards avant de croiser leurs épées. Le bon Rivals croyant avoir à faire à un fameux praticien de Paris, quelque original de génie, prit d’abord une attitude modeste; mais il s’aperçut bien vite du désordre de cet esprit plein de fêlures. Alors il éleva la voix, lui aussi, pour répondre au ton persifleur, dédaigneux, du docteur Hirsch, qui commençait à lui chauffer les oreilles, lesquelles, de leur nature, étaient déjà très rouges.

– Mon cher confrère, je me permettrai de vous observer…

– Ah! pardon! mon cher confrère…

Une vraie scène de Molière, le latin et le charabia compris, avec cette différence qu’au temps de Molière ce type de déclassé comme le docteur Hirsch n’existait pas encore, et qu’il a fallu pour le produire notre dix-neuvième siècle, surchauffé, troublant, trop plein d’idées.

La maladie de d’Argenton faisait l’objet de la discussion, et c’était curieux de voir l’expression singulièrement comique du poète, qui trouvait d’une part que le docteur Rivals le traitait trop en malade imaginaire, et, d’autre part, ne pouvait retenir une grimace en écoutant l’épouvantable nomenclature de maux compliqués dont le docteur Hirsch le prétendait atteint.

– Finissons-en, dit celui-ci en se levant tout à coup. Donnez-moi une feuille de papier, un crayon… Bien!… Maintenant, je vais, à l’aide du plessimètre, vous dessiner, vous décalquer la maladie de notre pauvre ami.

Il tira de son vaste gilet cette petite plaquette en buis qu’on appelle un plessimètre.

– Viens ici, dit-il à d’Argenton tout pâle; et lui ouvrant brusquement sa redingote, il étendit la feuille de papier dans toute la largeur de la poitrine, promena son plessimètre dessus en auscultant et traçant à mesure des lignes avec son crayon. Ensuite il étala sur la table son papier chargé d’hiéroglyphes comme une carte géographique dessinée par un enfant.

– Je vous fais juges, dit-il. Ceci est le foie de notre ami exactement dessiné d’après nature. Est-ce que ça a l’air d’un foie, bien franchement? Voilà où il devrait être, et voilà où il est… Et remarquez que les proportions gigantesques qu’il a prises sont aux dépens des autres organes. Vous pensez quels désordres tout autour, quels affreux ravages!…

De quelques coups de crayon vigoureusement jetés en zig-zag, il indiquait les ravages.

– C’est effrayant! murmurait d’Argenton, qui regardait cela consterné, devenu jaune de pâle qu’il était d’abord.

Charlotte sentait ses yeux se remplir de larmes.

– Et vous croyez ça, vous autres! fit le vieux Rivals en éclatant… Mais c’est de la médecine de sauvage. On se moque de vous.

– Ah! permettez, mon cher confrère…

Mais le vieux n’écoutait plus rien; il avait pris son grog plus fort que d’habitude, et la bataille s’engagea terrible.

Debout en face l’un de l’autre, les poings brandis, ils se jetaient des noms de médecins, des titres de livres grecs, latins, Scandinaves, hindous, chinois, cochinchinois. Hirsch avait le dessus par ses citations longues d’une aune, et dont – vu leur étrangeté – personne ne pouvait vérifier l’exactitude; mais le père Rivals triomphait avec son formidable coup de trompette, l’énergie et le pittoresque de son dialogue, remplaçant les arguments par des menaces de «f… son adversaire par-dessus bord.»

Ni Jack ni Charlotte ne s’effrayaient de cette discussion violente: ils en avaient entendu bien d’autres au gymnase. Quant à Labassindre, impatienté de ne pouvoir placer un mot, il était allé s’appuyer rêveusement à la rampe de la terrasse pour lancer aux échos endormis du bois sa note retentissante et profonde.

Tout l’air s’en émut à l’entour. Il y eut des coups d’ailes dans le feuillage, et les paons des châteaux voisins, les paons peureux, nerveux, répondirent par ces cris d’alarme qu’ils jettent aux jours d’été dans le ciel orageux. Au fond de leurs cabanes, les paysans voisins se réveillèrent aussi. La vieille Salé et son homme hasardèrent un œil curieux vers les vitres enflammées des Parisiens, pendant que la lune éclairait la petite façade blanche où se détachait en lettres d’or la devise de la maison: «Parva domus, magna quies… Petite maison, grand repos.»

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