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Une nuit, on vint sonner à la maison pour un malade. C’était la vieille Salé, qui attendait en se lamentant sur la route. Il paraît que cette fois «son houme, son pauv’houme se décidions à querver.» M. Rivals, que son chagrin et son grand âge n’empêchaient pas d’être toujours sur pied au premier signal, monta précipitamment d’Étiolles aux Aulnettes. Les Salé habitaient auprès de «parva domus» un véritable trou creusé en contrebas du chemin, une chambre où l’on descendait comme dans une cave, orde, sombre, mal close, vrai gîte de paysans du temps de La Bruyère, qui avait survécu à tous les châteaux environnants. Pour plancher, la terre battue; pour meubles un bahut cassé, des escabeaux branlants; le tout éclairé par un grand feu de bois volé, crépitant et rempli de sève. Ici d’ailleurs tout sentait le pillage, aussi bien les débris de vieilles boiseries entassées contre les murs, que le fusil posé dans l’angle de la cheminée, avec les panneaux, les pièges et ces immenses traînes que les braconniers jettent en automne sur les champs moissonnés, à la façon des pêcheurs à l’épervier. Sur un grabat, dans un coin sombre, parmi toute cette misère déshonnête, le vieux «quervait.» «Il quervait» de soixante ans de braconnage, d’affûts de nuit dans les fossés, dans la neige, les marécages, de courses ventre à terre devant les chevaux des gendarmes. Une vie de vieux lièvre malfaisant, encore heureux de finir dans son terrier. En entrant, M. Rivals fut suffoqué par une odeur d’aromates brûlés qui dominait toutes les puanteurs du bouge.

– Qu’est-ce que diable on a brûlé ici, mère Salé?

La vieille se troubla, voulut mentir; mais il ne lui en laissa pas le temps:

– Il est donc venu chez vous, le voisin, l’empoisonneur?

M. Rivals ne se trompait pas. Hirsch, en ces derniers temps, était venu essayer sur ce misérable sa sinistre médication des parfums. Les occasions de l’expérimenter devenaient rares pour lui. Les paysans se méfiaient; en outre, il était obligé de prendre de grandes précautions, à cause du médecin d’Étiolles qui faisait une guerre acharnée à sa médecine sans diplôme. Deux fois déjà il avait été mandé au parquet de Corbeil et menacé de peines sévères s’il continuait à exercer. Mais le voisinage des Salé, l’humilité de leur condition… Malgré sa peur des gendarmes, il s’était encore laissé tenter.

– Vite, vite! ouvrez la porte, la fenêtre!… vous voyez bien qu’il étouffe, ce malheureux!

La vieille se dépêchait d’exécuter les ordres du docteur, en marmottant:

– Ah! mon pauv’houme, mon pauv’houme! Il disions tant qu’ils nous le guéririons… Est-il possible de tromper le monde comme ça!… Pauvre bête sauvage de paysan que je sommes.

Pendant que M. Rivals, penché vers le mourant, épiait ce qu’il restait de force à son pouls insensible, une voix caverneuse sortit de dessous les guenilles du grabat:

– Dis-y, femme, tu as dit que tu y dirais.

La vieille continua à parler avec volubilité, à remuer la bourrée dans le foyer. Mais le moribond recommença de sa voix épuisée:

– Dis-y, femme… dis-y, femme…

M. Rivals regarda la Salé, dont le visage brûlé de vieille squaw avait pris une belle couleur de brique. Elle s’approcha en balbutiant:

– Dam! oui, ben sûr que c’est encore sa faute à ce médecin d’à côté, si j’avons fait du chagrin à c’te pauvre demoiselle qu’est si charitable.

– Quelle demoiselle? De qui parlez-vous? demanda le docteur vivement, en lâchant le bras de son malade.

Elle hésitait. Mais la voix du braconnier, de plus en plus faible et comme si elle venait de très loin, murmura encore une fois:

– Dis-y… Je veux que tu y dises.

– Eh ben oui, là, j’y dis, fit la vieille résolûment. Voilà ce que c’est, mon bon monsieur Rivals: ce guerdin-là m’a donné vingt francs, – y a-t-il du vilain monde, Jésus Seigneur! – y m’a donné vingt francs pour si je voulions raconter à mam’zelle Cécile toute l’histoire de son papa et de sa maman.

– Coquine!… cria le vieux Rivals avec une colère qui lui fit retrouver la force et l’élan de sa jeunesse.

Il avait pris l’horrible paysanne, la secouait brutalement.

– Tu as osé faire cela?

– C’est pour les vingt francs, mon bon monsieur… Si ce vilain homme ne m’avions pas donné vingt francs, je serions morte plutôt que de parler… D’abord, aussi vrai que v’là un chrétien qui va passer, je savions ren de ren de c’te affaire-là! C’est lui qui m’a tout raconté pour que je le rapportions après.

– Ah! le misérable, il m’avait bien dit qu’il se vengerait… Mais qui donc a pu l’instruire et si bien guider sa vengeance?

Une plainte profonde, un de ces vagissements confus, comme l’homme en pousse quand il arrive au monde ou qu’il en sort, rappela le médecin vers le grabat du vieux. Maintenant qu’elle «y avait dit,» le père Salé se laissait mourir, et peut-être que ce seul petit scrupule de conscience parmi tous ses crimes de vieux vagabond, lui rendit plus facile le terrible passage. Jusqu’au matin, le docteur demeura penché sur cette lente agonie, sur cet atome de vie que le jour blanc frappant aux carreaux, allait emporter dans son premier frisson. Il lui fallut un grand courage pour rester là en face de ce mourant et de cette vieille accroupie au foyer, qui n’osait ni lui parler, ni le regarder. Retenu par son devoir, il pensait, et, d’une idée à une autre, essayait d’assembler les parties, encore obscures pour lui, de cette infâme machination. Quand tout fut fini, il s’en revint bien vite à Étiolles, non sans avoir constaté que cet infâme Hirsch n’était plus à «Parva domus.» Ah! s’il l’avait tenu en ce moment, il aurait retrouvé toutes ses violences de chirurgien de bord devant ce lâche ennemi qui pour se venger de lui s’était attaqué à sa petite fille. En rentrant, il monta droit chez Cécile. Personne. Le lit n’était même pas défait. Un frisson le prit. Il courut à la «pharmacie.» Personne encore. Seulement l’ancienne chambre de Madeleine était ouverte, et là, parmi les reliques de la chère morte, sur le prie-Dieu où s’étaient agenouillées toutes ses peines, il trouva Cécile endormie, dans une attitude affaissée, qui racontait une nuit entière de prières et de larmes. Au pas du docteur elle ouvrit les yeux:

– Grand-père!

– Ils te l’ont donc appris, les misérables, ce secret que nous avions eu tant de peine à te cacher. Ô Dieu! tant d’efforts, tant de soins, pour t’éviter cette tristesse! et puis, qu’elle t’arrive par des étrangers, par des ennemis! Pauvre petite…

Elle avait caché sa tête sur son épaule:

– Ne me parle pas. Ne me dis rien. J’ai honte!…

– Il faut que je parle, au contraire… Ah! si j’avais pu me douter d’où venait la cause de ton refus! car enfin c’est pour cela, n’est-ce pas, que tu n’as plus voulu te marier?

– Oui.

– Mais pourquoi? Explique-moi ta pensée.

– Je ne voulais pas avouer le déshonneur de ma mère, et ma conscience me forçait à tout apprendre à celui qui devait être mon mari… Il n’y avait qu’une chose à faire, je l’ai faite.

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