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M. Rivals triomphait, ne se lassait pas de relire la page du livret où le directeur de l’usine avait constaté l’erreur de l’accusation.

– Ah ça! maintenant que te voilà installé dans le pays, j’espère bien que nous allons te voir plus souvent. C’est indispensable, d’abord. Ils t’envoient dans les bois comme un cheval au vert; mais cela ne suffit pas. Tu as besoin de soins, de grands soins, surtout dans la saison où nous entrons. Étiolles n’est pas Nice, que diable!… Tu sais comme tu te plaisais à la maison, autrefois. Elle est toujours la même. Il n’y a que ma pauvre femme qui manque à l’appel. Elle est morte, il y a quatre ans, de chagrin, de découragement, car depuis notre malheur elle ne s’était jamais bien relevée. Heureusement que j’avais la «petite» pour la remplacer, sans cela je ne sais pas ce que je serais devenu. Cécile tient les livres, la pharmacie. C’est elle qui va être contente de te voir!… Allons! quand viendras-tu?

Jack hésitait avant de répondre. Comme s’il eût compris sa pensée, M. Rivals ajouta en riant:

– Tu sais, devant la petite tu n’as pas besoin d’arriver avec ton livret pour être sûr d’être bien accueilli… Je ne lui ai jamais parlé de rien, pas plus qu’à la maman. Elles t’aimaient trop. Cela leur aurait fait trop de peine… Il n’y a jamais eu l’ombre d’un mauvais sentiment entre vous… Ainsi donc tu peux te présenter sans crainte. Voyons! il fait trop frais pour que tu viennes dîner avec nous aujourd’hui. Le brouillard ne te vaut rien. Mais je compte sur toi pour déjeuner demain matin. Toujours comme de ton temps. On déjeune à midi, ou à deux heures, ou à trois, selon les visites. C’est même encore pis qu’autrefois, parce que mon sacré cheval, en vieillissant, est devenu plus lambin et plus maniaque… Nous avons des histoires ensemble tous les jours… Là, te voici chez toi, rentre vite… Demain, sans faute! Ne manque pas, ou je viens te chercher.

En refermant la porte de la maison, tout embarrassée de plantes grimpantes, Jack éprouva une singulière impression. Il lui sembla qu’il revenait d’une de ces grandes courses en cabriolet qu’il faisait jadis entre le docteur et sa petite amie, qu’il allait trouver sa mère apprêtant le couvert avec la femme du garde pendant que LUI travaillait dans la tourelle. Ce qui complétait l’illusion, c’était le buste de d’Argenton qu’on n’avait pas emporté à Paris comme trop encombrant et qui continuait à dominer la pelouse, rouillé, triste, promenant son ombre mobile autour de lui ainsi que l’aiguille d’un cadran solaire.

Il passa la soirée assis au bord de la cheminée, devant un feu de sarments, car la chambre de chauffe l’avait rendu frileux. Et de même qu’autrefois, quand il revenait de ses bonnes expéditions en pleine campagne, les souvenirs qu’il rapportait l’empêchaient de sentir le poids de la tristesse et de la tyrannie qui pesaient sur toute la maison; de même, ce soir-là, la rencontre de M. Rivals, le nom de Cécile plusieurs fois prononcé, avaient mis dans son cœur un bien-être inconnu depuis longtemps, peuplé sa solitude de chers fantômes, de visions heureuses qui l’accompagnèrent jusque dans son sommeil.

Le lendemain, à midi, il sonnait à la porte des Rivals.

Ainsi que le bonhomme l’avait annoncé, rien n’était changé dans la maison toujours inachevée et dont la marquise se rouillait un peu plus tous les jours en attendant son vitrage.

– Monsieur n’est pas rentré… Mademoiselle est dans la pharmacie, dit à Jack la petite servante, qui vint lui ouvrir et qui avait remplacé la vieille et fidèle bonne d’autrefois. Un jeune chien aboyant dans la niche, à la place de l’ancien terre-neuve, prouvait aussi à sa manière que les choses durent plus que les êtres, à quelque espèce d’ailleurs qu’ils appartiennent.

Jack monta à la pharmacie, cette grande pièce où ils avaient tant joué jadis. Il frappa vivement, impatient de retrouver son amie, toujours enfant dans son idée, et que le mot d’affection du docteur «la petite» lui faisait voir encore avec sa taille de sept ans.

– Entrez, monsieur Jack.

Au lieu d’entrer, Jack se mit à trembler d’une peur, d’une émotion étranges.

– Entrez… répéta la même voix, la voix de Cécile, mais agrandie et sonore, plus riche, plus suave, plus profonde qu’autrefois.

La porte s’ouvrit tout à coup; et Jack, enveloppé de lumière, se demanda si ce n’était pas cette délicieuse apparition de jeune fille, debout sur le seuil, qui secouait des rayons de sa robe claire, de sa veste de cachemire bleu, de ses cheveux brillants en nimbe sur un front mat, à la fois doux et fier. Ah! comme il aurait été intimidé, si les yeux de cette belle personne, des yeux d’un gris fin et discret ne lui avaient dit clairement, naïvement: «Bonjour, Jack! C’est moi, c’est Cécile… n’aie donc pas peur,» et si une petite main posée dans la sienne ne lui avait rappelé cette tiédeur aimante qui lui était allée jusqu’au cœur le jour de la quête du quinze août.

– La vie a été bien dure pour vous, monsieur Jack, grand-père me l’a dit. (Elle le regardait tout émue.) Moi aussi, j’ai eu beaucoup de chagrin… Bonne maman est morte… Elle vous aimait bien. Nous causions souvent de vous…

Il n’y avait que Cécile qui parlait. Assis en face d’elle, il la contemplait. Elle était grande, gracieuse dans tous ses mouvements, très simple. En ce moment, appuyée au vieux bureau où madame Rivals écrivait autrefois, elle penchait la tête légèrement pour parler à son ami avec un mouvement d’hirondelle qui gazouille au bord d’un toit.

Jack se souvenait d’avoir vu sa mère bien belle aussi, de l’avoir admirée de tout son cœur; mais il y avait en Cécile, il se dégageait d’elle je ne sais quel bouquet indéfinissable, je ne sais quel arôme de printemps divin, quelque chose de sain, de vivifiant et de pur, où toutes les grâces de Charlotte, son rire joyeux et ses grands gestes auraient singulièrement détonné.

Tout à coup, pendant qu’il se tenait là extasié devant elle, son regard en s’abaissant rencontra une de ses mains à lui, posée à plat sur sa cotte avec cette gaucherie que les membres des travailleurs ont dans l’immobilité. Elle lui parut énorme, cette main noire, indélébilement noire, traversée d’éraillures et de coupures, terminée par des ongles cassés, durcie, tannée au contact du fer et du feu. Il en avait honte, ne savait où la cacher. Il s’en débarrassa en la mettant dans sa poche. Mais c’était fini. Une lucidité subite lui était venue sur toutes les disgrâces de sa personne. Il se voyait assis sur cette chaise, affaissé, les jambes écartées, ridiculement vêtu d’un pantalon de travail, et d’une ancienne veste en velours de d’Argenton, trop courte pour ses bras. (C’était sa destinée, les vêtements trop courts.)

Qu’est-ce qu’elle devait penser de lui? Comme il fallait qu’elle fût bonne et indulgente pour ne pas rire tout haut sans se gêner; car elle savait rire en dépit de son air sérieux, et on devinait une foule de petits lutins moqueurs tapis dans les ailes mobiles de son petit nez si correct, dans les coins de ses lèvres roses un peu fortes et finement arquées.

À cette gêne physique qu’il éprouvait il s’en joignait une autre toute morale. Pour achever sa confusion et sa peine, voici que toutes ses débauches, toutes ses orgies de matelot lui revenaient à la mémoire, comme si les bouges où il avait roulé aux quatre coins du monde avaient laissé leur hideur sur tout son être, comme si cela se voyait. Le pli de tristesse qui marquait ce jeune front si uni, ce qu’il y avait de compatissant dans ces beaux yeux, tout lui disait qu’elle s’apercevait de son abjection; et il souffrait, et il avait honte.

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