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– «Il est abruti…» disait quelquefois d’Argenton. Non, mais somnolent, muet, sans volonté, tout au bien-être de l’immobilité du sol et du calme de l’air. Il ne retrouvait un peu de vie que seul avec sa mère, dans les rares après-midi où le poète s’absentait. Alors il se rapprochait d’elle, se ranimait à ses bavardages d’oiseau, à ses petits mots de tendresse. Seulement, il aimait mieux l’écouter que de parler lui-même. Sa voix lui faisait aux oreilles un murmure délicieux, comme celui des premières abeilles, l’été, dans la saison du miel.

Un jour qu’ils étaient ainsi tous les deux, il se réveilla tout d’un coup d’une longue torpeur, dit à Charlotte lentement, bien lentement:

– Quand j’étais enfant, j’ai dû faire un long voyage, n’est-ce pas?

Elle le regarda, un peu troublée. C’était la première fois de sa vie qu’il s’informait du passé.

– Pourquoi?… demanda-t-elle.

– C’est que le premier jour où j’ai mis le pied sur un paquebot, il y a trois ans, j’ai eu une singulière sensation… Il me semblait que tout ce que je voyais, je l’avais déjà vu… Le jour venant à travers les hublots, ces petites marches doublées en cuivre qui descendent aux cabines, tout cela m’impressionnait comme un souvenir… Il me semblait que, tout petit, j’avais joué, glissé sur cet escalier… On a de ces choses-là dans les rêves.

Elle regarda plusieurs fois autour d’elle pour bien s’assurer qu’ils étaient seuls.

– Ce n’est pas un rêve que tu as fait, mon Jack. Tu avais trois ans quand nous sommes revenus d’Algérie. Ton père était mort subitement, et nous retournions en Touraine.

– Ah! mon père est mort en Algérie?

– Oui… répondit-elle tout bas en baissant la tête.

– Comment s’appelait-il donc, mon père?

Elle hésita, très émue; elle n’était pas préparée à cette curiosité subite… Et pourtant, si gênante que fût cette conversation, elle ne pouvait pas refuser de faire connaître son père à un grand garçon de vingt ans, en âge de tout entendre et de tout comprendre.

– Il s’appelait d’un des plus grands noms de France, mon enfant, d’un nom que toi et moi nous porterions aujourd’hui, si une catastrophe subite, épouvantable, n’était venue l’empêcher de réparer sa faute… Ah! nous étions bien jeunes quand nous nous sommes rencontrés… C’était, je m’en souviens, à une grande battue de sangliers dans les ravins de la Chiffa. Il faut te dire que j’avais à cette époque la passion de la chasse. Je me rappelle même que je montais un petit cheval arabe appelé Soliman, un vrai petit diable…

Elle était partie, la folle, partie à bride abattue sur son cheval arabe appelé Soliman, à travers ce pays des chimères qu’elle peuplait de tous les lords Peambock, de tous les rajahs de Singapore de son imagination éblouissante.

Jack n’essaya pas de l’interrompre; il savait trop bien que c’était inutile. Mais quand elle s’arrêta pour prendre haleine, suffoquée par le vent, la rapidité de sa course, il profita de cette courte halte pour revenir à sa première question et fixer, par un mot bien positif, cet esprit si prompt aux écarts:

– Quel est le nom de mon père? répéta-t-il.

Oh! le regard étonné de ses yeux clairs… Elle avait complètement oublié de quoi ils parlaient.

Très vite, le souffle encore haletant du long récit de tout à l’heure, elle répondit:

– Il s’appelait le marquis de l’Épan, chef d’escadron au 3e hussards.

Il faut croire que Jack n’avait pas sur la noblesse, sur ses droits et ses prérogatives, les mêmes illusions que sa mère, car il accueillit avec la plus grande tranquillité le secret de son illustre naissance. Après tout, que son père eût été marquis, cela ne l’empêchait pas d’être chauffeur, lui, et un mauvais chauffeur, aussi crevé, aussi démoli, aussi hors de service que la chaudière du Cydnus en ce moment au fond de l’océan Atlantique avec six cents brasses de mer au-dessus d’elle. Que son père eût porté un nom retentissant, cela ne l’empêchait pas de s’appeler Jack, lui, et d’être une de ces tristes épaves que la vie roule et déplace dans son flot toujours changeant. D’ailleurs, ce père dont on lui parlait était mort, et ce réveil d’un sentiment inconnu qui avait agité Jack une minute, ne trouvant rien à quoi se prendre, une fois sa curiosité satisfaite, s’anéantit comme tout le reste dans la torpeur de ses facultés.

– Ah çà, voyons! Charlotte… Il faut prendre un parti avec ce garçon. Il ne peut pas rester là éternellement sans rien faire. Ses jambes vont bien. Il mange comme un bœuf, sans reproche. Il tousse encore un peu; mais Hirsch prétend qu’il toussera toujours… Il devrait pourtant se décider à quelque chose. Si les paquebots sont trop durs, qu’il entre dans les chemins de fer! Labassindre dit qu’on y gagne de très belles journées.

À ces représentations du poète, Charlotte objectait que Jack était encore bien faible, bien languissant:

– Si tu voyais comme il souffle quand il monte les quatre étages, comme il est maigre. Je l’entends s’agiter, la nuit. Tiens! tu ne sais pas, en attendant qu’il se fortifie, tu devrais l’occuper un peu à la Revue.

– Je veux bien essayer répondit l’autre. J’en parlerai à Moronval.

Moronval voulut bien essayer aussi, mais ce fut un essai malheureux. Pendant quelques jours, Jack remplit à la Revue les fonctions de garçon de bureau. Porter les épreuves à l’imprimerie, plier les numéros, coller les bandes; on lui fit tout faire, excepté le balayage des deux pièces que, par un reste de pudeur, on laissa au concierge dont c’était la prérogative. Avec son impassibilité ordinaire, Jack remplit ces diverses fonctions, supportant les allusions méprisantes de Moronval qui avait un tas de rancunes à satisfaire, et les colères froides de d’Argenton dont l’humeur s’aigrissait devant la constante résistance des abonnés. Ils s’entêtaient vraiment, ces abonnés. Sur le magnifique livre à souches, couvert de serge verte, orné de coins de cuivre, où devaient figurer leurs noms, on n’en apercevait qu’un, égaré dans la première page comme une coquille de noix sur l’immense mer déserte: «M. le comte de…, au château de…, à Mettray, près Tours.» C’est à Charlotte qu’on le devait, celui-là.

Mais cette absence de recettes n’empêchait pas les frais de continuer, ni les rédacteurs de se présenter tous les cinq du mois pour toucher le prix de leur copie augmenté de quelques avances. Moronval surtout était insatiable. Après être venu lui-même, il envoyait sa femme, Saïd, le prince japonais. D’Argenton était furieux, mais il n’osait refuser. Sa vanité était si gourmande, et le mulâtre avait tant de sucreries et de douceurs dans ses poches. Toutefois, quand la rédaction était ruinée, de peur qu’on ne s’avisât de suivre l’exemple de Moronval, le directeur ne manquait pas de se lamenter, d’opposer à tous les emprunts la même barrière infranchissable: «Mon comité d’actionnaires me le défend absolument. – Il était là dans un coin, le comité d’actionnaires, comité sans le savoir, composé d’un seul membre, occupé à fixer des bandes avec un pinceau et un grand pot de colle. De même qu’il n’y avait à la Revue qu’un abonné, «Bon ami,» il n’y avait qu’un actionnaire, Jack, avec l’argent de «Bon ami.»

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