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En même temps, il se rappelait le collège de Vaugirard, si bien clos, murmurant et rempli, les beaux arbres, la serre tiède, toute une atmosphère de douceur, de calme attentif, dont la main du recteur un moment posée sur sa tête lui avait donné la sensation.

Oh! pourquoi n’était-il pas resté là-bas?… Et, cette pensée lui revenant, il se dit que peut-être on ne voudrait pas non plus le prendre ici.

Un moment, il en eut bien peur.

Près de la table, autour du gros registre, les deux Moronval et Constant chuchotaient entre eux en le regardant. Il surprenait des bouts de phrases, des clignements d’yeux à son adresse. La petite femme à longue tête le regardait avec sympathie, et deux fois Jack l’entendit murmurer comme le prêtre:

«Pauvre enfant!…»

Elle aussi?

Qu’est-ce qu’ils avaient donc tous à le plaindre?

C’était quelque chose de terrible cette compassion qu’il sentait peser sur lui. Il en aurait pleuré de honte, attribuant en son âme enfantine cette pitié mêlée de dédain à quelque particularité de son costume, ses jambes nues ou ses cheveux trop longs.

Mais le désespoir de sa mère était encore ce qui l’effrayait le plus dans un nouveau refus.

Tout à coup il vit mademoiselle Constant qui tirait de son sac et alignait des billets, des louis, sur le vieux tapis vert taché d’encre.

Décidément on le gardait.

Il en eut une joie sincère, le pauvre petit, sans se douter que c’était le malheur de sa vie, de toute sa lugubre vie, qui venait de se signer là, sur cette table.

À ce moment, une formidable voix de basse éclata dans le désert du jardin:

Nonnes qui reposez sous cette froide terre…

Les vitres du parloir tremblaient encore, quand un petit homme gros et court, large et trapu, avec un feutre en velours noir, les cheveux ras, la barbe en fourche, ouvrit la porte bruyamment.

– Du feu dans le salon! cria-t-il avec une stupéfaction comique. En voilà un luxe! Beûh! beûh! Nous avons donc fait un petit pays chaud… Beûh! beûh!

Par une manie de chanteur, pour constater tout au fond de son clavier souterrain la présence d’un certain ut d’en bas dont il était très fier et toujours inquiet, le nouveau venu ponctuait toutes ses phrases à l’aide de ces Beûh! beûh! espèces de mugissements caverneux et sourds qui semblaient sortir du sol même aux endroits où il passait.

En voyant la dame étrangère, l’enfant, et la pile d’écus entassés, il s’arrêta net, la parole clouée aux lèvres. La stupeur, la joie, l’hébêtement, se combattaient sur son visage, dont les muscles semblaient façonnés à des expressions diverses.

Moronval se tourna gravement vers la femme de chambre:

– Monsieur Labassindre, de l’Académie Impériale de musique, notre professeur de chant!…

Labassindre salua deux fois, trois fois, puis, pour se donner une contenance, il allongea un coup de pied au petit nègre qui disparut sans rien dire en emportant son seau à charbon.

La porte s’ouvrit de nouveau pour laisser entrer deux personnages.

L’un très laid, grisonnant, à figure chafouine et sans barbe, les yeux ornés de lunettes à verres convexes, et boutonné jusqu’au menton dans une vieille redingote qui portait sur ses revers toutes les traces de sa maladresse de myope.

C’était le docteur Hirsch, professeur de mathématiques et de sciences naturelles.

Il exhalait une forte odeur d’alcali, et, grâce à toutes sortes de manipulations chimiques, ses doigts étaient multicolores, jaunes, verts, bleus, rouges.

Le dernier entré faisait avec ce fantoche un singulier contraste.

Assez beau garçon, tenu avec un soin rigoureux, ganté de clair, ses cheveux prétentieusement rejetés en arrière, comme pour agrandir un front interminable, il avait le regard distrait, dédaigneux; et sa forte moustache blonde, très cosmétiquée, sa face large et pâle, lui donnaient l’air d’un mousquetaire malade.

Moronval le présenta comme «notre grand poète Amaury d’Argenton, professeur de littérature.»

Lui aussi, devant les pièces d’or, eut le même mouvement de stupeur que le docteur Hirsch et le chanteur Labassindre… Son œil froid fut traversé d’un éclair, mais se referma bien vite après un regard circulaire jeté de haut à l’enfant et à sa bonne.

Puis il s’approcha des autres professeurs installés devant le feu, et, s’étant salués, ils se considéraient tous trois sans parler avec des mines effarées et joyeuses.

Mademoiselle Constant trouva que ce d’Argenton avait l’air fier; à Jack, il fit un effet indéfinissable de répulsion et de terreur.

De tous ceux qui se trouvaient là, l’enfant devait souffrir, mais de celui-ci bien plus encore que des autres. On eût dit qu’il s’en doutait. Rien qu’à le voir entrer, il avait instinctivement deviné «l’ennemi,» et ce regard dur en croisant le sien l’avait glacé jusqu’au fond du cœur.

Oh! que de fois, dans les tristesses de sa vie, il devait le rencontrer, cet œil d’un bleu éteint, endormi sous la paupière lourde, et dont les réveils avaient des scintillements d’acier, un brillant impénétrable. On a appelé les yeux les fenêtres de l’âme; mais ceux-là étaient des fenêtres si bien closes, que l’on pouvait douter qu’il y eût une âme derrière eux.

La conversation finie entre mademoiselle Constant et les Moronval, le mulâtre s’approcha de son nouvel élève et, lui donnant une petite tape amicale sur la joue:

– Allons, allons! mon jeune ami… Il va falloir nous faire une mine un peu plus gaie que celle-là.

C’est qu’en effet Jack, au moment de se séparer de la femme de chambre, sentait ses yeux se remplir de larmes. Non pas qu’il eût une grande affection pour cette fille, mais elle faisait partie de la maison, elle approchait sa mère tous les jours, et la séparation lui paraissait définitive après le départ de cette grosse personne.

– Constant, Constant, lui répétait-il à voix basse en s’accrochant à sa jupe, vous direz bien à maman de venir me voir.

– Oui, oui, elle viendra, monsieur Jack… mais il ne faut pas pleurer…

L’enfant en était bien tenté; seulement, il lui sembla que tous ces gens l’examinaient, que le professeur de littérature fixait sur lui son regard ironique et glacé, et cela suffit pour qu’il comprimât son désespoir.

La neige tombait avec violence.

Moronval proposa d’envoyer chercher une voiture; mais le factotum déclara, au grand ébahissement de tout le monde, qu’Augustin et le coupé l’attendaient au bout du passage.

Un coupé, diable!

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