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Elle appela l’enfant près d’elle, caressa ses grands cheveux, trouva ses yeux fort beaux.

– Les yeux de sa mère…, ajouta effrontément Moronval en regardant mademoiselle Constant.

Celle-ci ne se pressait pas trop de réclamer; mais Jack, révolté, s’écria avec des larmes dans la voix:

– Ce n’est pas maman… c’est ma bonne.

Sur quoi, madame Moronval, née Decostère, un peu honteuse de la familiarité, prit une attitude réservée qui aurait pu nuire aux intérêts de l’institution. Heureusement que son mari redoubla d’amabilités, comprenant qu’une domestique chargée de conduire elle-même l’enfant de ses maîtres en pension devait avoir dans la maison une certaine importance.

Mademoiselle Constant le lui prouva bien. Elle parla de très haut et d’un ton péremptoire, ne cacha pas que le choix d’un pensionnat avait été laissé à son entière discrétion, et chaque fois qu’elle prononçait le nom de sa maîtresse, c’était d’un petit air de protection, de commisération qui mettait Jack au désespoir.

On discuta le prix de la pension: trois mille francs par an, sans compter le trousseau. Puis, sitôt ce chiffre posé, le Moronval commença son boniment.

Trois mille francs!… Cela pouvait paraître un chiffre considérable. Si, si, parfaitement, il était le premier à en convenir… Mais le gymnase Moronval ne ressemblait pas aux autres institutions. Ce n’était pas sans raison qu’on lui avait donné à l’allemande ce nom de gymnase, lieu de libre exercice pour l’esprit et le corps. Ici, en même temps qu’on instruisait les élèves, on les initiait à l’existence parisienne.

Ils accompagnaient leur maître au théâtre, dans le monde. Les grandes séances académiques les avaient pour témoins de leurs joutes littéraires. Au lieu d’en faire des brutes pédantes, bardées de grec et de latin, on s’appliquait à développer en eux tous les sentiments humains, à leur apprendre aussi les douceurs de la vie de famille, dont la plupart, comme étrangers, se trouvaient privés depuis longtemps. Malgré cela, l’instruction n’était pas négligée, bien au contraire; les hommes les plus éminents, des savants, des artistes, n’avaient pas craint de s’associer à cette œuvre philanthropique en qualité de professeurs, professeurs de sciences, d’histoire, de musique, de littérature, dont les leçons alternaient chaque jour avec un cours de prononciation française par une méthode nouvelle et infaillible dont madame Moronval-Decostère était l’auteur. De plus, il y avait tous les huit jours une séance publique de lecture expressive à haute voix, à laquelle étaient conviés les parents ou correspondants des élèves et où ils pouvaient se convaincre de l’excellence du système Moronval.

Cette longue tirade du directeur qui, plus que personne, aurait eu besoin des leçons de prononciation de sa femme, fut débitée d’autant plus vite, qu’en sa qualité de créole il avalait la moitié des mots, supprimait les r de son discours, disait «pofesseu de littéatu» pour professeur de littérature, «œuve philanthopi» pour œuvre philanthropique.

N’importe, mademoiselle Constant fut littéralement éblouie.

La question de prix n’en était pas une pour elle, vous savez bien. Ce à quoi on tenait surtout, c’est que l’enfant reçût une éducation distinguée et aristocratique.

– Oh! pour cela, fit madame Moronval, née Decostère, en redressant sa longue tête.

Et son mari ajouta qu’il n’admettait au gymnase que des étrangers de distinction, des héritiers de grandes familles, des nobles, des princes. Il élevait même, en ce moment, un enfant de sang royal, le propre fils du roi de Dahomey. Pour le coup, l’enthousiasme de mademoiselle Constant ne connut plus de bornes.

– Un fils de roi!… Vous entendez, monsieur Jack, vous serez élevé avec un fils de roi!

– Oui, reprit gravement l’instituteur, j’ai été chargé par Sa Majesté Dahomienne de l’éducation de Son Altesse Royale, et je crois, sans me vanter, que je suis arrivé à en faire un homme remarquable sous tous les rapports.

Que pouvait donc avoir le jeune négrillon qui arrangeait le feu, là-bas, pour s’agiter ainsi et remuer le seau à charbon avec ce terrible bruit de fonte?

L’instituteur continua:

– J’espère, et madame de Moronval-Decostère, ici présente, espère comme moi, que le jeune roi, une fois monté sur le trône de ses ancêtres, se souviendra des bons conseils, des bons exemples que lui auront donnés ses maîtres de Paris, des belles années passées auprès d’eux, de leurs soins infatigables et de leurs efforts assidus.

Ici Jack fut bien surpris de voir le négrillon, toujours occupé devant la cheminée, tourner vers lui sa tête crépue et l’agiter, tout en roulant ses gros yeux blancs, dans une mimique d’énergique et furieuse dénégation.

Voulait-il dire par là que Son Altesse Royale ne se souviendrait nullement des bonnes leçons du gymnase Moronval, ou qu’elle n’en garderait aucune reconnaissance?

Que pouvait-il en savoir, cet esclave?

Après cette dernière tirade du professeur, mademoiselle Constant se déclara prête à payer, selon l’usage, un trimestre d’avance.

Moronval eut un geste superbe qui signifiait: «Cela ne presse pas!…»

Cela pressait fort, au contraire.

Toute la maison le criait par ses meubles boiteux, ses murs effrités, l’éraillure de ses tapis; et l’habit noir râpé du Moronval le disait à sa manière, que cela pressait, ainsi que la robe luisante et flasque de la petite dame au grand menton.

Mais ce qui le prouva plus que tout, ce fut l’empressement des deux époux à aller chercher dans l’autre pièce un superbe registre à fermoirs pour y inscrire le nom, l’âge du nouveau et sa date d’entrée au gymnase.

Pendant qu’on réglait ces graves questions, le nègre se tenait toujours accroupi devant le feu auquel sa présence semblait pourtant bien inutile.

La cheminée, qui s’était d’abord refusée à consumer le moindre petit bout de bois, comme les estomacs fermés à force de jeûne repoussent toute nourriture, dévorait maintenant avec avidité, activant de toute la force de son courant d’air une belle flamme rouge, capricieuse et ronflante.

Le négrillon, la tête entre ses poings, les yeux fixes, comme extasié, ressemblait, tout noir sur ce fond éclatant, à quelque petite silhouette diabolique.

Il ouvrait la bouche dans un rire muet, les yeux tout grands.

On eut dit qu’il aspirait de partout la chaleur et la lumière, enveloppé frileusement dans le rayonnement du foyer, pendant qu’au dehors, sous le ciel bas et jaune, la neige voltigeait toute blanche.

Jack était triste.

Ce Moronval avait l’air méchant, malgré sa mine doucereuse.

Et puis, dans cette pension bizarre, l’enfant se sentait perdu, encore plus loin de sa mère, comme si ces élèves de couleur, venus de tous les coins de la terre, avaient apporté là une tristesse d’abandon et l’inquiétude des longues distances.

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