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– À propos d’Augustin, dit-elle, il m’a chargé d’une commission… Est-ce que vous n’avez pas ici un élève nommé Saïd?

– Si… si… parfaitement… Un charmant sujet… fit Moronval.

– Et un creux superbe!… Vous allez l’entendre… ajouta Labassindre en se penchant dehors pour appeler Saïd d’une voix de tonnerre.

Un hurlement épouvantable lui répondit, suivi de l’apparition du charmant sujet.

On vit entrer un grand collégien basané, dont la tunique, comme toutes ces tuniques, vêtements de durée sur des corps tourmentés de croissance, était trop étroite et trop courte, serrée à la façon d’un caftan, et lui donnait déjà l’air d’un Égyptien habillé à l’européenne.

Ce qui le complétait, c’était une figure assez régulière et pleine, mais dont la peau jaune, tendue à éclater, semblait avoir été distribuée avec tant de parcimonie que les yeux se fermaient d’eux-mêmes quand la bouche s’ouvrait, et réciproquement.

Ce malheureux jeune homme à peau trop courte vous donnait positivement envie de lui faire une incision, une piqûre, quelque chose pour le soulager.

Du reste, il se souvenait très bien du cocher Augustin, qui avait servi chez ses parents, et qui lui donnait tous ses bouts de cigare.

Que voulez-vous que je lui dise de votre part? demanda mademoiselle Constant de son air le plus aimable.

– Rien… répondit simplement l’élève Saïd.

– Et vos parents, comment vont-ils?… Avez-vous de leurs nouvelles?

– Non.

– Est-ce qu’ils sont retournés en Égypte, comme ils en avaient l’intention?…

– Sais pas… m’écrit jamais…

En vérité, l’échantillon de l’éducation Moronval-Decostère n’était pas heureux dans ses reparties; et Jack faisait en l’écoutant de singulières réflexions.

La façon tout à fait détachée dont ce jeune homme parlait de ses parents, jointe à ce que M. Moronval disait tout à l’heure de la vie de famille dont la plupart de ses élèves étaient privés depuis l’enfance et qu’il s’ingéniait à leur restituer, lui causa une impression sinistre.

Il lui sembla qu’il allait être avec des orphelins, des enfants abandonnés, aussi abandonné lui-même que s’il arrivait de Tombouctou ou d’Otahiti.

Machinalement il se cramponnait à la robe de l’affreuse servante qui l’avait amené:

– Oh! dites-lui de venir me voir… dites-lui de venir me voir!

Et quand la porte se referma sur les falbalas du factotum, il comprit que c’était fini, que tout un morceau de sa vie, son existence d’enfant gâté, entrait déjà dans le passé et qu’il ne revivrait jamais ces heureux jours.

Pendant qu’il pleurait silencieusement, debout contre la porte du jardin, une main se tendit vers lui avec quelque chose de noir dedans.

C’était le grand Saïd qui, pour le consoler, lui offrait des bouts de cigare.

– Prends donc… ne te gêne pas… J’en ai une pleine malle… disait l’intéressant jeune homme en fermant les yeux pour pouvoir parler.

Jack, souriant à travers ses larmes, faisait signe que non, qu’il ne voulait pas de ces excellents bouts de cigare; et l’élève Saïd, dont l’éloquence était très limitée, restait planté devant lui, ne sachant plus que dire, quand M. Moronval rentra.

Il était allé reconduire mademoiselle Constant jusqu’à la voiture et revenait animé d’une respectueuse indulgence pour le chagrin de son nouveau pensionnaire.

Le cocher Augustin avait de si belles fourrures, le cheval du coupé paraissait si fringant, que le petit de Barancy bénéficia de l’apparence superbe de son équipage. C’était fort heureux pour lui, M. Moronval ayant d’ordinaire recours, pour calmer les nostalgies de ses «pays chauds,» à une méthode sifflante, cinglante, coupante, et pas du tout Decostère.

– C’est cela, dit-il à l’Égyptien, tâchez de le distraire… Jouez ensemble à de petits jeux… Mais d’abord, rentrez dans la salle où il fait plus chaud qu’ici… Je donne congé jusqu’à demain pour la bienvenue du nouveau.

Pauvre nouveau!

Dans la grande rotonde vitrée, où une dizaine de métis jouaient aux barres en hurlant, il fut tout de suite entouré, questionné dans des jargons incompréhensibles. Avec ses boucles blondes, son plaid, ses jambes nues, immobile et timide au milieu de la gesticulation effrénée de tous ces petits pays chauds maigres et vifs, il avait l’air d’un élégant petit Parisien égaré dans la grande cage des singes au Jardin des Plantes.

Cette idée qui vint à Moronval l’égaya beaucoup; mais il fut tiré de son hilarité silencieuse par le bruit d’une discussion très animée où les «beûh! beûh!» de Labassindre et la petite voix solennelle de madame Moronval se livraient à une joute terrible. Tout de suite, il devina ce dont il s’agissait, et s’empressa d’aller porter secours à sa femme, qui défendait héroïquement l’argent du trimestre contre les réclamations des professeurs auxquels il était dû un considérable arriéré.

Évariste Moronval, avocat et littérateur, avait été amené de la Pointe-à -Pitre à Paris, en 1848, comme secrétaire d’un député de la Guadeloupe.

C’était à cette époque un gaillard de vingt-cinq ans, plein d’ambition et d’appétit, ne manquant ni d’instruction ni d’intelligence. Sans fortune, il avait accepté cette position dépendante, pour se faire défrayer du voyage et pouvoir arriver jusqu’à ce terrible Paris, dont la flamme s’étend si loin par le monde qu’elle attire même les papillons des colonies.

À peine débarqué, il lâcha son député, fit quelques connaissances, et se lança d’abord dans la politique parlante et gesticulante, espérant y retrouver ses succès d’outre-mer. Mais il avait compté sans la blague parisienne et ce maudit accent créole dont il ne put jamais se défaire, malgré tous ses efforts.

La première fois qu’il parla en public, c’était dans je ne sais plus quel procès de presse, il eut une sortie violente contre tous ces miséabes quoniqueux qui deshonoaient la littéatu, et l’immense éclat de rire dont fut accueillie sa tirade, avertit le pauvre «Évaïste Moonval» de la difficulté qu’il aurait à se faire un nom comme avocat.

Il se contenta donc d’écrire; mais il s’aperçut bien vite qu’il n’est pas aussi facile d’être célèbre à Paris qu’à la Pointe-à -Pitre. Très orgueilleux, gâté par ses succès de clocher, violent à l’excès avec cela, il passa successivement par plusieurs journaux, mais ne put rester dans aucun.

Alors commença pour lui cette terrible vie de vache enragée qui vous brise tout de suite ou vous bronze à jamais. Il fut un de ces dix mille pauvres hères, faméliques et fiers, qui se lèvent chaque matin à Paris, tout étourdis de faim et de rêves ambitieux, dévorent dans la rue par petites bouchées un pain d’un sou caché dans leur poche, noircissent leurs habits d’une plumée d’encre et blanchissent leurs cols de chemise avec de la craie de billard, n’ayant pour se réchauffer que les calorifères des églises et des bibliothèques.

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