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Derrière eux, l’enfant reste stupide de terreur. Il n’ose plus faire un pas. Ceux-là sont passés, mais il va peut-être en venir d’autres. Où aller? Que devenir?… Prendre à travers champs?… Mais il se perdrait, et puis il fait si noir. Il pleure, il tombe à genoux, il voudrait mourir là. Le roulement d’une voiture, deux lanternes allumées qu’il voit venir de loin sur la route, comme deux regards amis, le raniment subitement. Enhardi par la crainte, il appelle:

– Monsieur!… Monsieur!…

La voiture s’est arrêtée, et de la capote sort une bonne grosse casquette à oreillons qui se penche pour chercher à qui peut appartenir ce cri timide qui se lève de si bas, du ras du sol.

– Je suis bien fatigué, dit Jack en tremblant, voulez-vous me permettre de monter un peu dans votre voiture?

La grosse casquette hésite à répondre, mais du fond de la capote une voix de femme vient au secours de l’enfant: «Oh! le pauvre petit!… fais-le monter.»

– Où allez-vous? demande la casquette.

L’enfant cherche une minute; comme tous les fugitifs qui craignent une poursuite, il cache soigneusement le but de son voyage.

– À Villeneuve-Saint-Georges, répond-il au hasard.

– Eh bien! montez.

Le voilà dans la voiture, entortillé d’une bonne couverture de voyage, entre un gros monsieur et une forte dame, qui regardent curieusement à la lanterne du cabriolet ce petit collégien ramassé sur la route. Où donc va-t-il si tard, bon Dieu! et tout seul? Jack aurait bien envie de dire la vérité. Il y a dans le voisinage des braves gens une communication confiante. Mais non! Il a trop peur qu’on le ramène au Moronval. Alors il raconte une histoire… Sa mère très malade à la campagne, chez des amis… On l’a prévenu dans la soirée, et il est parti tout de suite, à pied, parce qu’il n’avait pas la patience d’attendre le train du lendemain.

– Je comprends ça, dit la dame, qui a l’air d’une bonne et naïve personne; et la casquette à oreillons comprend ça, elle aussi. Seulement elle fait des observations pleines de sagesse sur l’imprudence qu’il y a pour un enfant de cet âge à courir les routes à une pareille heure. Les dangers sont de toutes sortes, et la casquette un peu doctorale – elle est si commode et si chaude – prend plaisir à les énumérer à son jeune ami; après quoi elle lui demande à quel endroit de Villeneuve habitent les connaissances de sa mère.

– Tout au bout du pays, répond Jack vivement. La dernière maison à droite.

C’est bien heureux qu’il fasse nuit et que sa rougeur s’abrite sous la capote du cabriolet. Malheureusement il n’en a pas fini avec les interrogations. Le mari et la femme sont très bavards, et curieux comme tous ces bavards avec lesquels on ne peut rester cinq minutes sans connaître toutes leurs affaires. Ce sont des marchands de drap de la rue des Bourdonnais qui chaque samedi s’en vont à la campagne évaporer dans une jolie petite maison à eux l’air alourdi, la poussière étouffante de leur commerce, un bon commerce qui leur permettra bientôt de se retirer tout à fait dans leur petit coin vert de Soisy-sous-Étiolles.

– Est-ce que c’est loin d’Étiolles, ce pays là? demande Jack en tressaillant.

– Oh! non… ça se touche, répond la grosse casquette, qui allonge un coup de fouet amical à sa bête.

Quelle fatalité!

Ainsi, sans son mensonge, en avouant tout simplement qu’il se rendait à Étiolles, il n’aurait eu qu’à continuer sa route dans cette bonne voiture qui roulait si également au milieu d’un sillon de lumière mobile et tranquillisante. Il n’aurait eu qu’à se laisser bercer par tout ce bien-être, à étendre ses petites jambes engourdies, à s’endormir dans le châle de la dame qui lui demandait à chaque instant s’il était bien, s’il avait chaud. Puis la casquette à oreillons avait débouché un flacon de quelque chose de raide et lui en avait fait boire une goutte pour le ragaillardir.

Ah! s’il avait trouvé le courage de leur dire: «Ce n’est pas vrai… J’ai menti… Je n’ai rien à faire à Villeneuve-Saint-Georges… Je vais plus loin, là-bas, où vous allez.» Mais c’était s’exposer au mépris, à la méfiance de ces gens si bons, si ouverts, et il aimait encore mieux retomber dans toute l’horreur dont leur pitié l’avait tiré. Pourtant, quand il leur entendit dire qu’on arrivait à Villeneuve, l’enfant ne put retenir un sanglot.

– Ne pleurez pas, mon ami, lui disait la dame. Votre mère n’est peut-être pas aussi malade que vous croyez; et vous voir lui fera du bien.

À la dernière maison de Villeneuve, la voiture s’arrêta.

– C’est là, dit Jack tout ému.

La femme l’embrassa, le mari lui serra la main en l’aidant à descendre.

– Ah! vous êtes bien heureux d’être rendu… Nous en avons encore pour quatre bonnes lieues.

Et lui aussi les avait à faire ces quatre bonnes lieues-là.

C’était terrible.

Il s’approcha d’une grille comme s’il voulait sonner.

– Allons, bonsoir! lui crièrent ses amis.

Il répondit «bonsoir!» d’une voix étranglée par les larmes; et la voiture, laissant la direction de Lyon, prit sur la droite un chemin bordé d’arbres, dessinant avec ses lanternes un grand circuit lumineux dans le noir de la plaine.

Alors il lui vint la folle pensée qu’il pourrait peut-être rejoindre cette lueur protectrice, s’y maintenir, la suivre en courant. Il s’élança derrière elle avec une sorte de rage; mais ses jambes, que le repos avait rendues plus faibles, comme la lumière avait fait ses yeux plus aveugles aux voiles accumulés de l’ombre, refusaient tout service.

Au bout de quelques pas, il fut obligé de s’arrêter, essaya de courir encore, et finit par tomber épuisé avec une crise, un flot de larmes, pendant que la voiture hospitalière continuait paisiblement sa route, sans se douter qu’elle laissait derrière elle un si profond et si complet désespoir.

Le voilà couché au bord du chemin. Il fait froid, la terre est humide. N’importe! La fatigue est plus forte que tout. Autour de lui, il sent l’immensité des champs. Le vent a cette haleine longue dont il parcourt les grands espaces, terre ou mer, et peu à peu tous les souffles de la plaine, frôlement d’herbes, craquements de feuilles, confondus dans un immense roulis de soupirs et de sons, enveloppent l’enfant, le bercent, l’apaisent et l’endorment profondément.

Un bruit épouvantable le réveille en sursaut. Qu’est-ce encore que cela? Les yeux à peine ouverts, sur un talus à quelques mètres de lui, Jack voit passer quelque chose de monstrueux, de terrible, une bête hurlante, sifflante, avec deux énormes yeux bombés et sanglant, et de longs anneaux noirs qui se déroulent en faisant jaillir des étincelles. Le monstre fuit dans la nuit, comme la traînée d’une immense comète dont le rayon fendrait l’air avec un vacarme effroyable. Aux endroits où il passe, la nuit s’ouvre, se déchire, on aperçoit un poteau, un bouquet d’arbres; l’ombre se referme à mesure, et ce n’est que lorsque l’apparition est déjà loin, lorsqu’on ne voit plus rien d’elle qu’une petite flamme verte, que l’enfant a reconnu le passage d’un train express de nuit.

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