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L’enfant restait là, immobile, atterré.

C’était la première fois qu’il se trouvait si tard dehors, et tout seul. En outre, il n’avait rien mangé ni bu depuis le matin, et souffrait d’une grande soif, d’une soif ardente. À présent il commençait à comprendre dans quelle terrible aventure il s’était lancé. Peut-être se trompait-il et marchait-il à l’envers de ce beau pays d’Étiolles si désiré et si lointain? En admettant même qu’il fût dans la bonne direction, quelle force il lui faudrait pour aller jusqu’au bout!

L’idée lui vint alors de se coucher dans un des fossés creusés de chaque côté de la route et d’y dormir en attendant le jour; mais comme il s’approchait, devant lui, tout près de lui, il entendit respirer longuement, lourdement. Un homme était allongé là, appuyant sa tête sur un tas de pierres, formant une masse de guenilles confuses parmi la blancheur des cailloux.

Jack s’arrêta, pétrifié, les jambes rompues, tremblantes, incapable d’un pas en arrière ou en avant.

Pour achever de le terrifier, voilà que cette chose sans nom et grouillante se met à remuer, à gémir, à s’étirer pendant le sommeil.

L’enfant se rappela le regard sanglant de la femme au caraco rouge, ces figures de gibet qui rôdaient là-bas le long des murs; il se dit que «ça qui dormait» devait avoir une de ces faces ignobles, et il tremblait de voir s’ouvrir ces yeux fermés, se dresser ce long corps abandonné, les souliers en avant, sur la boue du chemin.

Toute l’ombre se remplissait pour lui de ces larves effrayantes. Elles rampaient au fond des fossés, elles lui barraient le passage; s’il avait seulement étendu la main à droite ou à gauche, il lui semblait qu’il aurait touché quelqu’un. Ah! le misérable tombé là sur ce tas de pierres pour cuver son vin ou son crime aurait pu se réveiller, sauter sur lui, Jack n’eût pas même trouvé la force d’un cri…

Une lumière et des voix, venant sur la route, le tirèrent subitement de sa torpeur. Un officier rentrant bien vite à son fort, un de ces petits forts détachés en avant de Paris, marchait à côté de son ordonnance, venue au-devant de lui avec un falot, à cause de la nuit très noire.

– Bonsoir, messieurs! dit l’enfant d’une voix douce toute grelottante d’émotion.

Le soldat qui portait la lanterne la leva dans la direction de cette voix.

– Voilà une mauvaise heure pour voyager, mon garçon, dit l’officier… Est-ce que tu vas loin?

– Oh! non, monsieur, pas bien loin, ici tout près… répondit Jack, qui ne se souciait pas de raconter sa grande escapade.

– Eh bien, nous pouvons faire un bout de chemin ensemble… Je vois jusqu’à Charenton.

Quel bonheur pour l’enfant de s’en aller pendant une heure encore en compagnie de ces deux braves soldats, de régler son petit pas sur le leur, de marcher dans la lueur du bienheureux falot qui refoulait les ténèbres autour de lui de chaque côté, les faisait paraître plus épaisses et plus effrayantes. Il y gagnait encore de se savoir dans le bon chemin, car les noms de pays qu’il entendait prononcer étaient bien ceux dont Augustin parlait.

– Nous voilà chez nous, nous autres, dit tout à coup l’officier en s’arrêtant… allons, bonsoir, mon enfant!… Une autre fois, je t’engage à ne plus te hasarder tout seul à cette heure sur les routes. La banlieue de Paris n’est pas sûre.

Et les deux soldats avec leur falot s’enfoncèrent dans une petite ruelle, laissant Jack, seul encore une fois, à l’entrée de la longue rue de Charenton.

Il retrouvait là les réverbères de Bercy, les cabarets borgnes d’où sortaient des chants avinés, des disputes brutales que la lourdeur du sommeil épaississait encore. Neuf heures sonnaient là-haut à une église, derrière laquelle s’étageaient des maisons, des jardins sur une côte. Ensuite, il se trouva au bord d’un quai, traversa un pont qui lui semblait jeté sur un abîme, tellement la nuit était noire. Il aurait voulu s’arrêter, s’appuyer un moment au parapet; mais les chants de tout à l’heure, dispersés maintenant dans les rues, se rapprochaient, et chassé par une terreur nouvelle, le pauvre petit se mit à courir, à rejoindre la pleine campagne, où du moins la peur prenait des aspects de rêve.

Ici, ce n’était plus la banlieue parisienne aux champs entrecoupés d’usines. Il longeait des fermes, des étables, d’où sortaient des froissements de paille, une odeur chaude de laine et de fumier. Ensuite la route s’élargissait, retrouvait ses fossés interminables, ses tas de pierres symétriquement alignés et ses bornes basses qui mesurent les distances aux pas fatigués des voyageurs.

Ce silence glissant dans l’espace, cette mort de tout mouvement fait à l’enfant l’illusion d’un immense sommeil épandu, et il craint d’entendre auprès de lui le ronflement lassé qui l’a si fort effrayé là-bas sur le tas de pierres. Même le bruit léger de sa marche le trouble; parfois il se retourna vivement… La lueur de Paris éclaire toujours l’horizon. Au loin, on entend un grincement de roues, un tintement de grelots. L’enfant se dit: «Attendons!» mais rien ne passe, et cette charrette invisible dont les roues semblent marcher péniblement, s’enfonce en un endroit lointain de l’horizon, revient, se tait, se réveille dans les caprices tournants de quelque route difficile, et ne se décide jamais à paraître.

Jack continue sa course… Quel est cet homme qui l’attend debout au détour du chemin?… Un homme, deux, trois… Ce sont des arbres, de longs peupliers, qui frémissent de toutes leurs feuilles sans courber seulement leur faîte; puis, des ormes, de vieux ormes de France, aux troncs capricieux, feuillus, immenses, tourmentés; et Jack marche entouré de nature, pris dans ce grand mystère des nuits de printemps où l’on croit entendre l’herbe pousser, les bourgeons s’entr’ouvrir, la terre se fendre pour les éclosions. Tous ces bruits confus l’épouvantent.

– Si je chantais, pour me donner du cœur!

Au milieu de l’ombre, ce fut une chanson de nuit qui lui revint, un air de Touraine avec lequel sa mère l’endormait autrefois dans sa petite chambre, quand la lumière était éteinte:

Mes souliers sont rouges,

Ma mie, ma mignonne.

Cela grelottait dans l’air froid et faisait pitié à entendre, cette peur d’enfant fredonnant au milieu de la grande route noire et se servant de sa chanson pour se guider comme d’un fil tremblant et sonore… Tout à coup la chanson s’arrêta net.

Quelque chose de terrible s’approchait, un moutonnement plus noir que l’espace, comme si les ténèbres des fonds s’avançaient sur l’enfant pour l’engloutir.

Avant de voir, de distinguer, il entendit.

C’étaient d’abord des cris, des cris humains mal articulés qui ressemblaient à des sanglots ou à des hurlements; puis des coups sourds, mêlés au tumulte d’une grosse averse, d’une pluie d’orage en train de venir vers lui, portée par cette nuée lugubre. Soudain un beuglement horrible retentit. Des bœufs, ce sont des bœufs, tout un troupeau serré entre les deux fossés, et qui enveloppe le petit Jack, le frôle, le bouscule. Il sent le souffle humide des naseaux, le coup de fouet des queues vigoureuses, la chaleur des larges croupes, toute une odeur d’étable tumultueusement remuée. Le troupeau passe comme une trombe, sous la garde de deux chiens trapus et de deux énormes garçons, moitié pâtres, moitié bouchers, qui courent à la suite du bétail indiscipliné et farouche, en le poussant de leurs coups de trique et de leurs hurlements.

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