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Quelle heure est-il? Où est-il? Combien de temps a-t-il dormi? Il n’en sait rien; mais ce sommeil lui a fait du mal. Il s’est réveillé tout transi, les membres raides, le cœur horriblement serré. Il a rêvé de Mâdou… Oh! le moment terrible où le rêve, envolé au réveil, revient à la mémoire si poignant et si réel. L’humidité du sol le pénétrant, Jack a rêvé qu’il était couché là-bas, dans le cimetière, à côté du petit roi. Il frissonne encore de ce froid de la terre: un froid lourd, sans air. Il voit la figure de Mâdou, il sent ce petit corps glacé contre le sien. Pour échapper à l’obsession, il se lève; mais sur la route que le vent de la nuit a séchée et durcie, son pas résonne si fort qu’il le croit double, augmenté d’un autre pas qui le suit. Mâdou marche là, derrière lui…

Et la course folle recommence.

Jack va devant lui dans l’ombre, dans le silence. Il traverse un village endormi, passe sous un clocher carré qui lui jette sur la tête ses grosses notes vibrantes et lourdes. Deux heures sonnent. Un autre village, trois heures sonnent. Il va, il va. La tête lui tourne, ses pieds le brûlent. Il marche toujours. S’il s’arrêtait, il aurait trop peur de retrouver son rêve, son horrible rêve que le mouvement de la course commence à dissiper. De temps en temps, il croise des voitures couvertes de grandes bâches, équipages somnambules où tout dort, les chevaux, le conducteur.

L’enfant demande, épuisé: «Suis-je bien loin d’Étiolles?»

C’est un grognement qui lui répond.

Mais voici que bientôt un autre voyageur va se mettre en route avec lui par la campagne, un voyageur dont le départ sonne dans le chant des coqs et les grelots légers des grenouilles au bord du fleuve. C’est le jour, le jour qui rôde sous les nuées, indécis encore du chemin qu’il prendra. L’enfant le devine autour de lui et partage avec toute la nature cette attente anxieuse du jour nouveau.

Tout à coup, droit devant lui, dans la direction de ce pays d’Étiolles où on lui a dit qu’était sa mère, justement sur ce côté de l’horizon, le ciel s’écarte, se déchire. C’est d’abord une ligne lumineuse, une pâleur étalée tout au bord de la nuit sans le moindre rayonnement. Cette ligne s’agrandit à mesure, avec le battement d’une lueur, ce mouvement de la flamme incertaine qui cherche l’air pour s’aider à monter. Jack marche vers cette lumière; il marche dans une sorte de délire qui décuple ses forces. Quelque chose l’avertit que sa mère est là-bas, là-bas aussi la fin de cette épouvantable nuit.

Maintenant tout le fond du ciel est ouvert. On dirait un grand œil clair, baigné de larmes, qui regarde venir l’enfant avec douceur et attendrissement. «J’y vais, j’y vais,» est-il tenté de répondre à cet appel lumineux et béni. La route, qui commence à blanchir, ne l’effraye plus. D’ailleurs, c’est une belle route sans fossé ni pavé et sur laquelle il semble que des voitures de riches doivent rouler luxueusement. De chaque côté, baignées dans la rosée et le rayon de l’aube, de somptueuses propriétés étalent leurs larges perrons, leurs pelouses déjà fleuries, leurs allées tournantes, où l’ombre se réfugie en glissant sur le sable.

Entre les maisons blanches et les murs d’espaliers, des champs de vigne, des pentes vertes descendent jusqu’à une rivière qu’on voit sortir de la nuit, elle aussi, toute moirée de bleu sombre, de vert tendre et de rose.

Et toujours la lumière du ciel qui s’agrandit, qui se rapproche.

Oh! dépêche-toi de luire, aurore maternelle; verse un peu de chaleur, et d’espoir, et de force à l’enfant exténué qui se hâte en te tendant les bras.

– Suis-je bien loin d’Étiolles? demande Jack à des terrassiers qui passent, le sac en bandoulière, par groupes muets, encore endormis.

Non, il n’est pas loin d’Étiolles; il n’a qu’à suivre la forêt, tout «drouet.»

Elle s’éveille, en ce moment, la forêt. Tout le grand rideau vert tendu au bord du chemin frissonne. Ce sont des pépiements, des roucoulements, des gazouillements qui se répondent des églantines de la haie aux chênes centenaires. Les branches se frôlent, s’abaissent sous des coups d’ailes précipités, et pendant que ce qui reste d’ombre en l’air s’évapore, que les oiseaux de nuit au vol silencieux et lourd regagnent leurs abris mystérieux, une alouette monte de la plaine, fine, les ailes tendues, s’élève par vibrations sonores, traçant ce premier sillon invisible où se rejoignent dans les beaux jours d’été, le grand calme du ciel et tous les bruits actifs de la terre.

L’enfant ne marche plus, il se traîne. Une vieille en haillons, à la figure méchante, passe, menant une chèvre. Il demande encore une fois:

«Suis-je bien loin d’Étiolles?»

La vieille le regarde d’un air féroce et lui montre un petit chemin caillouteux qui monte, étroit et raide, à la lisière de la forêt. Malgré sa lassitude, il continue sans s’arrêter. Déjà le soleil est presque chaud; l’aube de tout à l’heure est devenue un foyer d’éblouissants rayons. Jack comprend qu’il approche. Il va, courbé, chancelant, heurté aux pierres qui roulent sous ses pieds; mais il va.

Enfin, en haut, il voit un clocher qui s’élève au-dessus de toits groupés dans une masse de verdure. Allons, encore un effort. Il faut arriver jusque-là. Mais les forces lui manquent.

Il s’affaisse, se relève, retombe encore, et à travers ses paupières qui battent, il entrevoit tout près de lui une petite maison chargée de vignes, de glycines en fleurs, de rosiers montants, qui la recouvrent jusqu’au faîte de son pigeonnier et de sa tourelle toute rose de briques neuves. Au-dessus de la porte, entre l’ombre flottante des lilas déjà fleuris, une inscription en lettres d’or: Parva domus, magna quies.

Oh! la jolie maison tranquille, baignée de lumière blonde! Tout est encore fermé, pourtant on ne dort pas, car voici une voix de femme, fraîche et joyeuse qui se met à chanter:

Mes souliers sont rouges,

Ma mie, ma mignonne.

Cette voix, cette chanson!… Jack croit rêver. Mais les deux battants d’une persienne claquent sur le mur, et une femme apparaît, toute blanche, dans un négligé matinal, avec les cheveux en torsade et le regard étonné du réveil.

Mes souliers sont rouges,

Salut mes amours!

– Maman!… maman!… appelle Jack d’une voix faible.

La femme s’arrête, interdite, regarde, cherche une minute, éblouie par le soleil levant; puis tout à coup elle aperçoit ce petit être hâve, boueux, déchiré, expirant.

Elle pousse un grand cri: Jack!…

En un instant, elle est près de lui et, de toute la chaleur de son cœur de mère, elle réchauffe l’enfant à demi mort, glacé des terreurs, des angoisses, de tout le froid et l’ombre de sa terrible nuit.

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