– Impossible! Son mari vient d’être victime d’un effroyable accident; une arme qu’il ne croyait pas chargée est partie entre ses mains, il a été tué sur le coup.
– Ah! c’est horrible!
– La marquise est aussitôt partie pour aller passer les premiers temps de son deuil chez son père, en Normandie.
– Clotilde, je vous en conjure, écrivez-lui aujourd’hui, demandez-lui les renseignements qu’elle possède déjà; puisqu’elle s’intéresse à ces pauvres femmes, dites-lui qu’elle n’aura pas de plus chaleureux auxiliaire que moi; mon seul désir est de retrouver la veuve de mon ami et de partager avec elle et avec sa fille le peu que je possède. Maintenant c’est ma seule famille.
– Toujours le même, toujours généreux et dévoué! Comptez sur moi, j’écrirai aujourd’hui même à Mme d’Harville. Où adresserai-je ma réponse?
– À Asnières, poste restante.
– Quelle bizarrerie! Pourquoi vous loger là, et pas à Paris?
– J’exècre Paris, à cause des souvenirs qu’il me rappelle, dit M. de Saint-Remy d’un air sombre; mon ancien médecin, le docteur Griffon, avec qui je suis resté en correspondance, possède une petite maison de campagne sur le bord de la Seine, près d’Asnières; il ne l’habite pas l’hiver, il me l’a proposée; c’était presque un faubourg de Paris; je pouvais, après m’être livré à mes recherches, trouver là l’isolement qui me plaît… J’ai accepté.
– Je vous écrirai donc à Asnières; je puis d’ailleurs vous donner déjà un renseignement qui pourra vous servir peut-être… et que je dois à Mme d’Harville… La ruine de Mme de Fermont a été causée par la friponnerie du notaire chez qui était placée toute la fortune de votre parente… Ce notaire a nié le dépôt.
– Le misérable!… Et il se nomme?
– M. Jacques Ferrand, dit la duchesse, sans pouvoir dissimuler son envie de rire.
– Que vous êtes étrange, Clotilde! Il n’y a rien que de sérieux, que de triste dans tout ceci, et vous riez! dit le comte surpris et mécontent.
En effet, Mme de Lucenay, au souvenir de l’amoureuse déclaration du notaire, n’avait pu réprimer un mouvement d’hilarité.
– Pardon, mon ami, reprit-elle; c’est que ce notaire est un homme fort singulier… et l’on raconte de lui des choses fort ridicules… Mais, sérieusement, si sa réputation d’honnête homme n’est pas plus méritée que sa réputation de saint homme (et je déclare celle-ci usurpée), c’est un grand misérable!
– Et il demeure?
– Rue du Sentier.
– Il aura ma visite… Ce que vous me dites de lui coïnciderait alors assez avec certains soupçons…
– Quels soupçons?
– D’après quelques renseignements pris sur la mort du frère de ma pauvre amie, je serais presque tenté de croire que ce malheureux, au lieu de se suicider… a été victime d’un assassinat.
– Grand Dieu! Et qui vous ferait supposer?…
– Plusieurs raisons qui seraient trop longues à vous dire; je vous laisse… N’oubliez pas les offres de service que vous m’avez faites en votre nom et en celui de M. de Lucenay…
– Comment! vous partez… sans voir Florestan?
– Cette entrevue me serait trop pénible, vous devez le comprendre… Je la bravais dans le seul espoir de trouver ici quelques renseignements sur Mme de Fermont, voulant n’avoir au moins rien négligé pour la retrouver; maintenant, adieu…
– Ah! vous êtes impitoyable!
– Ne savez-vous pas…?
– Je sais que votre fils n’a jamais eu plus besoin de vos conseils…
– Comment? N’est-il pas riche, heureux?…
– Oui, mais il ne connaît pas les hommes. Aveuglément prodigue, parce qu’il est confiant et généreux, en tout, partout et toujours très-grand seigneur, je crains qu’on n’abuse de sa bonté. Si vous saviez ce qu’il y a de noblesse dans ce cœur! Je n’ai jamais osé le sermonner au sujet de ses dépenses et de son désordre, d’abord parce que je suis au moins aussi folle que lui, et puis… pour d’autres raisons; mais vous, au contraire, vous pourriez…
Mme de Lucenay n’acheva pas.
Tout à coup on entendit la voix de Florestan de Saint-Remy.
Il entra précipitamment dans le cabinet voisin du salon; après en avoir brusquement fermé la porte, il dit d’une voix altérée à quelqu’un qui l’accompagnait:
– Mais c’est impossible!…
– Je vous le répète, répondit la voix claire et perçante de M. Badinot, je vous répète que, sans cela, avant quatre heures vous serez arrêté… Car s’il n’a pas l’argent tantôt, notre homme va déposer sa plainte au parquet du procureur du roi, et vous savez ce que vaut un FAUX comme celui-là: les galères, mon pauvre vicomte!…
VIII L’entretien
Il est impossible de peindre le regard qu’échangèrent Mme de Lucenay et le père de Florestan en entendant ces terribles paroles: Il y va pour vous… des galères! Le comte devint livide; il s’appuya au dossier d’un fauteuil, ses genoux se dérobaient sous lui.
Son nom vénérable et respecté… son nom déshonoré par un homme qu’il accusait d’être le fruit de l’adultère!
Ce premier abattement passé, les traits courroucés du vieillard, un geste menaçant qu’il fit en s’avançant vers le cabinet, révélèrent une résolution si effrayante que Mme de Lucenay lui saisit la main, l’arrêta et lui dit à voix basse, avec l’accent de la plus profonde conviction:
– Il est innocent… je vous le jure!… Écoutez en silence…
Le comte s’arrêta. Il voulait croire à ce que lui disait la duchesse.
Celle-ci était en effet persuadée de la loyauté de Florestan.
Pour obtenir de nouveaux sacrifices de cette femme si aveuglément généreuse, sacrifices qui avaient pu seuls le mettre à l’abri d’une prise de corps et des poursuites de Jacques Ferrand, le vicomte avait affirmé à Mme de Lucenay que, dupe d’un misérable dont il avait reçu en paiement une traite fausse, il risquait d’être regardé comme complice du faussaire, ayant lui-même mis cette traite en circulation.
Mme de Lucenay savait le vicomte imprudent, prodigue, désordonné; mais jamais elle ne l’aurait un moment supposé capable, non pas d’une bassesse ou d’une infamie, mais seulement de la plus légère indélicatesse.
En lui prêtant par deux fois des sommes considérables dans des circonstances très-difficiles, elle avait voulu lui rendre un service d’ami, le vicomte n’acceptant jamais ces avances qu’à la condition expresse de les rembourser; car on lui devait, disait-il, plus du double de ces sommes.