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– Oh! monsieur, s’écria Mme de Fermont en fondant en larmes, de grâce, ayez pitié de nous… cette faible somme était tout ce que nous possédions, ma fille et moi; cela volé, mon Dieu, il ne nous reste plus rien, entendez-vous?… Rien qu’à mourir de faim!…

– Que voulez-vous que j’y fasse… moi? S’il est vrai qu’on vous a volée… et de l’argent encore (ce qui me paraît louche), il y a longtemps qu’il est frit, l’argent!

– Mon Dieu! Mon Dieu!

– Le gaillard qui a fait le coup n’aura pas été assez bon enfant pour marquer les pièces et les garder ici pour se faire pincer, si c’est quelqu’un de la maison, et je ne le crois pas; car, ainsi que je le disais encore ce matin à l’oncle de la dame du premier, ici c’est un vrai hameau; si l’on vous a volée… c’est un malheur. Vous déposeriez cent mille plaintes que vous n’en retireriez pas un centime… vous n’en serez pas plus avancée… je vous le dis… croyez-moi… Eh bien! s’écria le receleur en s’interrompant et en voyant Mme de Fermont chanceler, qu’est-ce que vous avez?… Vous pâlissez?… Prenez donc garde… Mademoiselle, votre mère se trouve mal!… ajouta le revendeur en s’avançant assez à temps pour retenir la malheureuse mère, qui, frappée par ce dernier coup, se sentait défaillir; l’énergie factice qui la soutenait depuis si longtemps cédait à cette nouvelle atteinte.

– Ma mère… mon Dieu, qu’avez-vous? s’écria Claire toujours couchée.

Le receleur, encore vigoureux malgré ses cinquante ans, saisi d’un mouvement de pitié passagère, prit Mme de Fermont entre ses bras, poussa du genou la porte pour entrer dans le cabinet, et dit:

– Mademoiselle, pardon d’entrer pendant que vous êtes couchée, mais faut pourtant que je vous ramène votre mère… elle est évanouie… ça ne peut pas durer.

En voyant cet homme entrer, Claire poussa un cri d’effroi, et la malheureuse enfant se cacha du mieux qu’elle put sous sa couverture.

Le revendeur assit Mme de Fermont sur la chaise à côté du lit de sangle et se retira, laissant la porte entr’ouverte, le gros boiteux en ayant brisé la serrure.

Une heure après cette dernière secousse, la violente maladie qui depuis longtemps couvait et menaçait Mme de Fermont avait éclaté.

En proie à une fièvre ardente, à un délire affreux, la malheureuse femme était couchée dans le lit de sa fille, éperdue, épouvantée, qui, seule, presque aussi malade que sa mère, n’avait ni argent ni ressources, et craignait à chaque instant de voir entrer le bandit qui logeait sur le même palier.

VI La rue de Chaillot

Nous précéderons de quelques heures M. Badinot, qui, du passage de la Brasserie, se rendait en hâte chez le vicomte de Saint-Remy.

Ce dernier, nous l’avons dit, demeurait rue de Chaillot, et occupait seul une charmante petite maison, bâtie entre cour et jardin, dans ce quartier solitaire, quoique très-voisin des Champs-Élysées, la promenade la plus à la mode de Paris.

Il est inutile de nombrer les avantages que M. de Saint-Remy, spécialement homme à bonnes fortunes, retirait de la position d’une demeure si savamment choisie. Disons seulement qu’une femme pouvait entrer très-promptement chez lui, par une petite porte de son vaste jardin qui s’ouvrait sur une ruelle absolument déserte, communiquant de la rue Marbeuf à la rue de Chaillot.

Enfin, par un miraculeux hasard, l’un des plus beaux établissements d’horticulture de Paris avait aussi, dans ce passage écarté, une sortie peu fréquentée; les mystérieuses visiteuses de M. de Saint-Remy, en cas de surprise ou de rencontre imprévue, étaient donc armées d’un prétexte parfaitement plausible et bucolique pour s’aventurer dans la ruelle fatale.

Elles allaient (pouvaient-elles dire) choisir des fleurs rares chez un célèbre jardinier fleuriste renommé par la beauté de ses serres chaudes.

Ces belles visiteuses n’auraient d’ailleurs menti qu’à demi: le vicomte, largement doué de tous les goûts d’un luxe distingué, avait une charmante serre chaude qui s’étendait en partie le long de la ruelle dont nous avons parlé; la petite porte dérobée donnait dans ce délicieux jardin d’hiver, qui aboutissait à un boudoir (qu’on nous pardonne cette expression surannée) située au rez-de-chaussée de la maison.

Il serait donc permis de dire sans métaphore qu’une femme qui passait ce seuil dangereux pour entrer chez M. de Saint-Remy courait à sa perte par un sentier fleuri; car, l’hiver surtout, cette élégante allée était bordée de véritables buissons de fleurs éclatantes et parfumées.

Mme de Lucenay, jalouse comme une femme passionnée, avait exigé une clef de cette petite porte.

Si nous insistons quelque peu sur le caractère général de cette singulière habitation, c’est qu’elle reflétait, pour ainsi dire, une de ces existences dégradantes qui, de jour en jour, deviennent heureusement plus rares, mais qu’il est bon de signaler comme une des bizarreries de l’époque; nous voulons parler de l’existence de ces hommes qui sont aux femmes ce que les courtisanes sont aux hommes; faute d’une expression plus particulière, nous appellerions ces gens-là des hommes-courtisanes, si cela se pouvait dire.

L’intérieur de la maison de M. de Saint-Remy offrait, sous ce rapport, un aspect curieux, ou plutôt cette maison était séparée en deux zones très-distinctes:

Le rez-de-chaussée, où il recevait les femmes;

Le premier étage, où il recevait ses compagnons de jeu, de table, de chasse, ce qu’on appelle enfin des amis…

Ainsi, au rez-de-chaussée se trouvaient une chambre à coucher qui n’était qu’or, glaces, fleurs, satin et dentelles, un petit salon de musique où l’on voyait une harpe et un piano (M. de Saint-Remy était excellent musicien), un cabinet de tableaux et de curiosités, le boudoir communiquant à la serre chaude; une salle à manger pour deux personnes, servie et desservie par un tour; une salle de bains, modèle achevé du luxe et du raffinement oriental, et tout auprès une petite bibliothèque en partie formée d’après le catalogue de celle que La Mettrie avait colligée pour le grand Frédéric.

Il est inutile de dire que toutes ces pièces, meublées avec un goût exquis, avec une recherche véritablement sardanapalesque, avaient pour ornement des Watteau peu connus, des Boucher inédits, des groupes de biscuit ou de terre cuite de Clodion, et, sur des socles de jaspe ou de brèche antique, quelques précieuses copies des plus jolis groupes du musée, en marbre blanc. Joignez à cela, l’été, pour perspective, les vertes profondeurs d’un jardin touffu, solitaire, encombré de fleurs, peuplé d’oiseaux, arrosé d’un petit ruisseau d’eau vive, qui, avant de se répandre sur la fraîche pelouse, tombe du haut d’une roche noire et agreste, y brille comme un pli de gaze d’argent et se fond en lame nacrée dans un bassin limpide où de beaux cygnes blancs se jouent avec grâce.

Et quand venait la nuit tiède et sereine, que d’ombre, que de parfum, que de silence dans les bosquets odorants dont l’épais feuillage servait de dais aux sofas rustiques faits de joncs et de nattes indiennes!

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